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  • Hong-Kong

    Hong-Kong et les îles qui en escortent l'entrée, tout cela est si petit à présent derrière nous qu'on le mettrait dans sa poche.
    Mais on peut encore voir tous les détails parfaitement quand on les regarde avec la lunette d'approche.
    Les choses ne cessent pas d'exister parce que nous les laissons en arrière,
    Et Lamock tourne toujours dans la nuit derrière nous cependant que nous entrons dans le périmètre des Frères.
    Il y a soixante-dix milles d'Oksen à Chapel Island, ainsi nommée à cause de la forme de sa motte,
    Le triple éclat de Dodd's Island nous livre un long regard de Turnabout,
    Et, si bas qu'on le mêle à ces étoiles sinistres qui se couchent à deux heures du matin,
    J'ai vu de nouveau, avec un serrement de coeur, à ma gauche un moment apparaître le feu des Chiens.
    Allons dormir d'un sommeil avec la mer approprié au travail tranquille de la machine.
    Cette nuit pour la dernière fois jusqu'au matin je m'en vais coucher avec la Chine.
    Les choses n'ont pas cessé d'exister derrière nous parce que nous passons ailleurs.
    (...)

    (Claudel - préface à Connaissance de l'Est)

  • Thésée

    Thésée de Lully, au Théâtre des Champs-Elysées.

    La pièce est aussi variée que Cadmus et Hermione, vu il y a quelques jours, mêlant les scènes nobles, les interventions de personnages comiques, les ballets et les divertissements ; mais, cette fois, la part dramatique prend une toute autre profondeur grâce à la présence monstrueuse de Médée. D'un côté elle tient à la sorcière de la fable mais, de l'autre, elle fait penser au Néron de Britannicus (dans ce registre, sans doute, la musique peine à la suivre). Les tortures qu'elle inflige sont pour partie mentales et ce sont les plus fortes. Théâtre mis en abyme : elle s'offre pour plaisir le spectacle de la souffrance qu'elle cause (Quelle douceur de voir souffrir ! chantent les habitants des enfers).  Après avoir dû subir, en silence, le désaveu de Thésée (le cri le plus violent est le cri qu'on ravale), elle oblige Aeglé à renier celui-ci, assistant en coulisse au désarroi des deux amants.

  • Berlioz, Ravel

    Salle Pleyel.

    Les Nuits d'été. Les vers de Gautier sont sans grâce ("les pleurs d'argent de l'arrosoir" sont difficiles à avaler, la voix elle-même gobe difficilement l'ustensile) mais la musique y mène la poésie ; c’est elle (ses accents, sa couleur) qui fait naître les images, dépassant l’alternance convenue des strophes et du refrain (ainsi la rose fantôme danse au chevet de la belle ; une éclaircie vient pâlir le rivage funèbre du Lamento). Circulaire, repliée sur elle-même, ou bien prise par des mouvements d'envolées ou d'essor : dans Absence, à l'antienne d'un appel immobile (qui semble se dissoudre dans l'air : "Reviens ! Reviens !") s’opposent de longs regards qui traversent et éprouvent l'étendue... En deux occasions au moins, une palpitation sublime saisit le chant ("Ce léger parfum est mon âme..." et "Sur les ailes de la musique...").

    (Schéhérazade de Ravel : dans le premier air, une grande houle semble porter la voix ("je voudrais voir...") ; et dans le repli des vagues éclosent les visions : "Damas et les villes de Perse" ; une pagode miniature garnie de clochettes sur le nom de "Chine" ; un jardin ; le sang d’une exécution.)

  • Une vanité

    Un homme et un enfant marchent ensemble dans les marécages. Le père dans une prairie asséchée (ses pas évitent les  bottes de joncs vertes et drues, s’enfoncent dans la mousse grise, font craquer une résille d’herbes sèches) ; le fils en contrebas du talus, le long du fossé plein d’eau noire, sur les galets des berges. La tranchée s’élargit en mare. Les promeneurs la contournent jusqu’à une grosse pierre à demi immergée où ils finissent par grimper. Le rocher est plein de bosses et de creux ; ses cavités profondes s’ouvrent comme des orbites vides.

    C’est bien un crâne géant. Poli à la ressemblance de l’ivoire, il repose dans une crypte habillée de calcaire rouge. Il a été  placé là dans l’Antiquité. Une stèle en marbre témoigne de l’occupation séculaire : les noms anciens y sont gravés, les modernes ont inscrit leur passage à l’encre, qui s’est effacée. On nous fait remarquer une très vieille figure ; dans le dessin, on reconnaît  tout le détail de ce qui faisait l’équipement d’un soldat semi-barbare de ce pays (une Macédoine) ; cette espèce de capuche a pour nom merlin. Aux murs on nous montre encore des tableaux : ce sont des copies (les chefs-d’œuvre ont été enlevés). Mais celui-ci est original : il représente la Vierge assise très haut sur un trône fait de l'empilement de blocs bruns, violets et porphyre ; à ses pieds, debout, des saints en habit d’évêques, coiffés de mitres.

  • Cardillac

    A l'opéra Bastille.

    Tout le commencement est mené tambour battant, brandebourgeoisement, sur un même tempo ; les phrases entremêlées à l'orchestre charrient avec elles les voix tandis que le choeur monte, descend, remplit et vide les marches d'un grand escalier d'hôtel. Heureusement le deuxième tableau, très joliment chanté et joué, permet de reprendre sa respiration : une dame seule attend dans sa chambre une visite, s'apprêtant à accueillir avec bienveillance l'homme qui lui a promis un bijou. Monologue nocturne avec vents et puis pantomime des deux amants : à la fin une figure masquée entre par la fenêtre. (Après le cri (aux timbales), j'ai dû m'endormir et manquer une scène d'exposition, ou par intermittence : la suite a la confusion des rêves. Nous sommes dans l'atelier de Cardillac ; l'orfèvre reçoit un visiteur, puis un second ; entre-temps sa fille décide ou bien renonce à le quitter ; il y a un merveilleux passage au hautbois. Les toits de Paris. A nouveau l'escalier dans l'hôtel. Cardillac succombe en professant bien haut le droit pour le créateur de malmener son public.)

  • Un souvenir de Philippe Jaccottet

    Imaginez une chambre en désordre et mal éclairée, encombrée d'objets inutiles comme les jouets d'un enfant, et tout le jour, et la nuit aussi bien, au-delà de la fenêtre et des minces cloisons, l'on entend les gens vivre dans la poussière de la pauvreté, avec plus de cris que de rires. Ainsi, à Paris, j'ai très longtemps entendu une femme aboyer, dès l'aube, quand je sortais péniblement du sommeil ; j'avais même cru d'abord, parce que je ne voyais jamais qu'elle et que je l'entendais sans cesse dire à quelqu'un d'invisible "Mange, allons ! mange..." (avec d'ailleurs moins de grâce), que l'homme à qui elle s'adressait était peut-être un chien attaché dans le coin de l'unique chambre où ils vivaient; je vis tout de même, après, que c'était bien un homme, tout à fait abruti par le vin. Il faut peut-être avoir habité de tels lieux pour comprendre qu'il y a des femmes qui aboient.
    ('
    Du côté de la Russie, Le Veilleur des Misérables', Ecrits pour le papier journal).

    "Oh ! Avez-vous entendu cet aboiement ?"
    Cette fois, c'était une vraie question, ménageant un silence qui fut aussitôt rompu par une voix agressive et infiniment lasse à la fois, jetant un seul mot à travers les épaisseurs de verre et de brume froide, hivernale :
    Mange ! (...)
    "J'ai cru longtemps que cette femme parlait à un chien, ou à un autre animal que j'imaginais attaché par une chaîne très courte dans l'angle qui correspond, chez elle, à celui où je me trouve en ce moment. (...)"
    (L'Obscurité)

  • Mélos

    Les Athéniens partent à la conquête d'une île des Cyclades restée indépendante, Mélos. Après leur avoir résisté quelques temps, la ville assiégée tombe : (...) à la suite d'une trahison, les Méliens se rendirent à discrétion aux Athéniens. Ceux-ci massacrèrent tous les hommes en âge de servir qui tombèrent entre leurs mains. Les femmes et les enfants furent vendus comme esclaves.

    L'événement n'est qu'un épisode sans conséquence de la guerre mais il prend un relief extraordinaire dans le récit en raison du dialogue sans précédent où l'historien oppose, avant le début de l'affrontement, les représentants des Athéniens et ceux des Méliens (passage célèbre, sans doute ; a-t-il jamais été porté au théâtre ou mis en musique ?).

    Les Athéniens refusent dans ce débat tout appel au sentiment, au droit et à la morale : les arguments ne doivent être évalués que selon l'intérêt réel et assuré des adversaires. Nous nous abstiendrons, pour notre part, de faire de belles phrases. (...) Vous savez aussi bien que nous que, dans le monde des hommes, les arguments de droit n'ont de poids que dans la mesure où les  adversaires en présence disposent de moyens de contrainte équivalents et que, si tel n'est pas le cas, les plus forts tirent tout le parti possible de leur puissance, tandis que les plus faibles n'ont qu'à s'incliner.

    Ce réalisme cynique n'est pas inédit ; c'est le ton de l'impérialisme athénien tel qu'il se fait entendre dans d'autres discours rapportés précédemment par l'historien. Mais il prend une forme presque emblématique dans ce dialogue où il redouble la force du fort et anéantit les protestations du faible ; la brutalité n'est plus seulement dans la supériorité des armes mais encore dans l'argumentation (toutes les bonnes raisons présentées par les Méliens pour qu'on les épargne seront d'abord réfutées puis démenties par les faits : innocents, ils ont tort et seront tués).