Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • La mère de Gerstäker

    Les dernières phrases, inachevées, du Château (trad. Lortholary) :

    Dans la maison basse de Gerstäcker, la salle était faiblement éclairée par le foyer et par un reste de bougie, à la lueur de laquelle quelqu'un lisait un livre, penché dans un recoin sous les solives qui pointaient en biais. C'était la mère de Gerstäcker. Elle tendit à K. sa main tremblante et le fit s'asseoir près d'elle, elle parlait avec peine, on avait du mal à la comprendre, mais ce qu'elle disait

    (Une fois de plus, K. se retrouve auprès d'une femme, appelé à entendre de vieilles histoires, recueillir des confidences, et prêt à présenter ses arguments, débattre de ses chances ou exposer ses plans. Les femmes s'intéressent à K. ; K. a recours à elle ; même prétendument hostiles, elles sont des éducatrices et des intercesseurs. En ceci, plus encore que Frédéric Moreau, K. rappelle le Rousseau des Confessions. Les démêlés avec les hommes sont décevants ou tournent court (y compris avec le merveilleux Barnabé, y compris avec le troublant Bürgel). Avec Frieda, avec Olga, avec Pepi, avec la patronne de l'auberge du pont comme peut-être avec la patronne de l'auberge des Messieurs, les discussions peuvent se déployer, faites d'arguties et de contestations, pleines de certitudes et d'ignorances, de révélations et d'hypothèses.)

    (Amalia, à K. et Olga :) - vous racontez des histoires à propos du Château ? Vous êtes encore assis ensemble ? Et tu voulais prendre congé tout de suite, K., et maintenant il est déjà presque dix heures. De telles histoires te préoccupent-elles donc de quelque manière ?  Il y a ici des gens qui se nourrissent de telles histoires, ils s'assoient ensemble comme vous êtes assis et s'en donnent mutuellement à coeur joie (...)

  • Bleston

    La ville de Bleston est le lieu unique et la figure centrale de l'Emploi du temps : présence hostile et étouffante, c'est l'ennemie que Jacques Revel s'emploie à combattre par son récit. Bleston est, paraît-il, inspirée de Manchester. Inévitablement reviennent à l'esprit les pages impressionnantes, où Sebald (ou son narrateur) décrit la ville telle qu'il la découvre, peu après, en 1966 : la cité apparaît vide et à moitié effondrée, comme le vestige d'une ère engloutie, la capitale ruinée de la révolution industrielle anglaise.

    A Moss Side et Hulme, il y avait des rues entières où les fenêtres et les portes étaient condamnées, des quartiers complètement rasés, si bien qu'au-delà des friches ainsi créées, on pouvait apercevoir, éloignée encore d'un mile environ, la ville merveilleuse du siècle dernier, principalement composée de gigantesques immeubles victoriens abritant bureaux et entrepôts, toujours extraordinairement imposante d'aspect, mais en réalité presque totalement vidée de sa substance. (...)
    Au cours de ces errances, durant les rares heures de jour véritable où la lumière d'hiver baignait les rues et les places désertées, j'étais toujours ébranlé par l'impudeur avec laquelle la ville couleur anthracite, d'où était parti le programme d'industrialisation qui devait gagner le monde entier, exhibait aux yeux du promeneur les stigmates d'une déchéance et d'un appauvrissement devenu chroniques.
    ("Max Ferber", Les Emigrants, trad. Charbonneau).

  • Bach

    Au théâtre des Champs-Elysées.

    Passion selon Jean. "Es ist vollbracht" : l'air fameux de l'alto suit et reprend la dernière parole, selon l'Évangile, de Jésus qui meurt sur la croix. Le chant résume la contradiction du drame, alternant sans qu'ils s'annulent les deux sentiments du témoin : tristesse profonde de la compassion et satisfaction triomphante devant l'événement compris comme l'accomplissement des prophéties. (Dans ce récit doublement inéluctable - non seulement tout cela est connu et a déjà eu lieu, mais, en ayant lieu, a été la réalisation de ce qui avait été prévu - un commentaire, pendant le procès, résonne étrangement "Dès ce moment, Pilate cherchait à le relâcher".)

  • L'Emploi du temps

    L'Emploi du temps, de Butor. Dans les premières pages de son récit, Jacques Revel rappelle combien, à son arrivée à Bleston (après l'occasion manquée de la première nuit, où un changement d'horaire fait rater le rendez-vous prévu), il a été sensible à l'accueil d'un collègue, James Jenkins. Jenkins a manifestement été chargé par la direction de "Matthews & Sons" d'assister le jeune français. Il l'aide dans son installation, il lui explique les tâches administratives qui constitueront le travail obscur de cette année passée en Angleterre. Mais, au-delà de sa mission, il est pour Revel, à ce début, le seul visage bienveillant dans une ville rébarbative, indifférente et ressentie comme hostile.

    La figure favorable fait penser à Barnabé, le personnage du messager, dans le Château. A sa première apparition, dans le deuxième chapitre du roman de Kafka, K. voit Barnabé ainsi : l'homme avait un visage lumineux et ouvert, ses yeux étaient extrêmement grands. Son sourire avait quelque chose d'extraordinairement encourageant ; il se passa la main sur le visage comme s'il voulait chasser ce sourire, mais il n'y parvint pas (trad. Lortholary). Et l'image de celui-là se surimpose à la physionomie du premier. Barnabé est lié par sa famille au Château ; de même Jenkins est associé aux secrets de Bleston par sa mère dont le portrait hante les sculptures de la nouvelle Cathédrale.

    D'ailleurs, par bien des côtés, à son commencement, l'Emploi du temps semble emprunter au Château : un étranger arrive dans une ville inhospitalière, une opposition incertaine pèse sur lui, l'espace se joue de lui ; de même que K., incapable d'atteindre le château, échoue d'une certaine façon dans l'étendue, Revel échoue, dans la durée, incapable de terminer le récit de son année à Bleston. Mais (à l'opposé de Kafka), dans l'aventure de Revel, le sentiment de la réalité se perd souvent, étouffé dans une trame serrée de symboles, de fables et d'images.

  • Chostakovitch, Dvorak

    Salle Pleyel.

    Les concerts en deux parties, un concerto suivi d'une symphonie, ont souvent ceci de déprimant que l'orchestre semble maîtriser beaucoup mieux la seconde que la première (au soliste de se débrouiller !).

    (C'était l'occasion de se faire une meilleure idée de la Symphonie "Du nouveau monde" (bien qu'elle fasse partie des oeuvres qu'on a entendues avant de les avoir écoutées). Tous ces thèmes charmants, aux bois, ne seraient-ils pas mieux servis sans sauce symphonique, sans le son de grand orchestre, cordes indiscrètes, cuivres bruyants et roulements de timbales ?).

  • Où le nom de Dickens n'apparaît pas

    A la demande de Madame de Véhesse, six phrases à la première personne (je ne me suis malheureusement pas limité à Balzac).

    1/ La première fois que j’ai lu Splendeurs et Misères des Courtisanes, l’intrigue m’intéressait si peu qu’arrivé à la fin du volume (un tome isolé d’une Comédie Humaine) je ne me suis pas préoccupé de savoir si le roman s’arrêtait là ou non ; il en manquait pourtant la moitié. A la même époque j’ai assez rapidement renoncé à la lecture du Lys dans la vallée, écoeuré sans doute par les métaphores séveuses. Enfin je me rappelle n’avoir jamais terminé Béatrix, dégoûté par les excès du mélodrame.

    2/ En général les journaux et les correspondances me tombent des mains.

    3/ J’ai recommencé deux ou trois fois La Mort de Virgile sans jamais dépasser le premier tiers (malgré la force de tout cela : le débarquement, le poète malade emporté à travers Brindes).

    4/ J’ai abandonné Moby Dick à trente ou quarante pages de la fin (le symbolisme m’assommait).

    5/ Le style de beaucoup des essais d’Yves Bonnefoy me rebute tout à fait.

    6/ J’aimerais relire les derniers romans de James mais je me demande si j’en serais encore capable.

  • Vue

    1701705287.JPGSaint Thomas de Vélasquez, au musée d'Orléans.

    La main gauche tient la lance (instrument du martyre) appuyée contre l'épaule. De l'autre, d'une seule main, l'apôtre maintient son livre ouvert  sur le genou, serrant fermement la reliure si bien que les deux pages étendues forment un angle rentrant ; les feuilles bâillent. Mais ses yeux ne sont plus tournés vers la chose écrite ; alors que la tête est inclinée encore, ils se sont levés vers la lumière (vue et non vision) qui éclaire fortement le front plissé, les mèches noires, l'oreille épaisse et la bouche que le saisissement fait béer (un éclat de peinture claire mouille encore la lèvre).