Le faucon plane au-dessus du palais de l'empereur et son cri, dans une scène grandiose, prononce le sinistre augure : comme la fille du roi des esprits, l'impératrice, ne jette pas d'ombre, l'empereur sera changé en pierre. La nourrice
(...) femme née en des siècles malins
Pour la méchanceté des antres sibyllins
convainc alors sa maîtresse de descendre chez les hommes se procurer l'ombre manquante. L'impératrice et la nourrice entrent comme des servantes ou des parentes pauvres dans la maison d'un modeste teinturier ; la nourrice conspire à ce que la femme du teinturier cède son ombre, renonçant ainsi à avoir des enfants (car dans l'économie du conte, les deux sont équivalents).
La querelle qui oppose le teinturier et sa femme, le trop bon Barak et l'épouse acariâtre, est quelque peu caricaturale mais la figure de l'impératrice est magnifique, femme-esprit que la pitié rend humaine et sauve. Dans la cabane de Barak (que la mise en scène refuse de nous montrer), elle rappelle la condition du poète telle que la décrit Hofmannsthal dans le Poète et l'époque présente : prince ignoré, repoussé par la dernière servante et envoyé auprès des chiens. Sans fonction dans cette maison, sans service, sans droit, sans devoir si ce n'est de rôder, d'être couché et de peser tout cela en lui-même sur une balance invisible, de peser tout cela jour et nuit continuellement et de passer par d'immenses souffrances (...)
Les morts se relèvent pour lui, non pas quand il le veut, mais quand eux le veulent. Toujours est-il qu'ils se relèvent pour lui. Son cerveau est le seul lieu où il leur soit permis de revivre pour un atome de temps et où leur est donné en partage, à eux qui logent peut-être dans une solitude en train de se pétrifier, le bonheur sans limite des vivants : se rencontrer avec tout ce qui vit.
(Trad. Albert Kohn)
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Faux lever de Vénus
Il fait encore nuit, la masse des nuages et la terre sont également sombres, mais, entre elles, à l'est, l'aube (la couleur lumineuse de l'aube) colore un ciel limpide (si bien que, de l'horizon à nous, le monde semble le verre d'une lampe inversée : au centre l'espace est l'épaisseur du cristal, la lumière brûle à la circonférence). C'est alors qu'un astre brillant se lève à l'orient, si brillant et si large que je crois voir la planète Vénus. Mais après s'être élevé rapidement, le point lumineux, arrivé à mi-distance du sol et des nuages, s'éteint et disparaît. Ni obstacle interposé, ni éblouissement : l'astre ne doit apparemment qu'à lui même son extinction, qui ne vient que de lui et ne concerne que lui.
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Cadmus et Hermione
"Le livret tiendrait au dos d'une carte à jouer" : le prince Cadmus tue un dragon, se débarasse d'un rival et finit par épouser la princesse Hermione. Cadmus est attifé en général romain, bariolé comme un retable espagnol, Hermione est enjupponnée et emplumée comme une princesse mexicaine. Ils dialoguent, face à la salle, avec force moulinets des bras. En parlant le français classique, ils font entendre les finales muettes et disent "oué" où il est écrit "oi". Des acrobates suspendus, les dieux dans des nacelles, les monstres animés comme des marionnettes. (Tout est occasion de ballet : les scènes avec les deux nobles héros n'occupent qu'une fraction de l'opéra, de même que les démêlés comiques entre leurs suivants, la nourrice, la belle et le poltron). C'est, offert à la cour, le miroir d'une cour fabuleuse : ainsi dans le palais du prince Géant, Cadmus pour séduire Hermione fait danser devant elle ses "soldats afriquains" (Cela, sans doute, ne détonnerait pas dans le décor de Versailles).
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Coup de main sur Platée
Alors que la guerre entre Athènes et Sparte est sur le point d'éclater, profitant des derniers instants de la paix, un groupe armé de Thébains pénètre par surprise, la nuit, dans la ville de Platée. Regroupés sur l'agora, ils invitent les Platéens à renoncer à l'alliance avec Athènes et à rejoindre la ligue béotienne. Mais, après un moment de frayeur, les habitants se rendent compte que les assaillants sont peu nombreux et les attaquent.
Les Thébains (...) prirent peur, tournèrent les talons et se mirent à fuir à travers la ville. Gênés par la boue et par l'obscurité (...), ne sachant, pour la plupart, par quelles rues passer pour s'échapper et poursuivis par des hommes qui savaient comment leur couper la retraite, les fuyards, dans leur majorité, trouvèrent la mort. Un Platéen referma la porte par laquelle ils étaient entrés dans la ville et qui était la seule ouverte. Il inséra dans la barre, en guise de cheville de sûreté, un fer de javelot, en sorte que cette issue elle-même fut interdite aux Thébains. (Certains fugitifs) parvinrent jusqu'à une porte non gardée et, sans se faire remarquer, rompirent la barre au moyen d'une hache que leur donna une femme. (...) Le gros de la troupe, formée par les hommes qui étaient restés le mieux groupés, fit irruption dans une vaste bâtisse qui dépendait du mur d'enceinte et dont le porche se trouvait ouvert. Ils crurent qu'il s'agissait d'une des portes de la ville donnant sur l'extérieur. (Et furent ainsi pris au piège). Tel fut le sort des Thébains qui s'étaient introduits dans Platée.
(Thucydide - La Guerre du Péloponnèse,II 4 - trad. Denis Roussel)(L'optique supérieure de l'historien fait surgir une scène, la sortant de la nuit nocturne comme de la nuit des temps. Elle détaille, dans la mêlée confuse, le fer d'un javelot, une femme qui donne un hache, le cul-de-sac d'une construction adossée au rempart ; péripéties logiques d'une fuite sans issue. Mais son pouvoir est aussi celui d'une longue-vue retournée, rapetissant la vague gloire antique aux proportions d'escarmouches sanglantes où une poignée d'hommes s'affronte.)
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Future's resounding emptiness
D'après nature, poème élémentaire, de WG Sebald (trad. S Muller / P Charbonneau). La seconde partie du poème évoque la vie d'un naturaliste allemand du XVIIIème siècle. Désireux de rejoindre l'expédition en Sibérie de Bering, le savant arrive à Saint-Pétersbourg, nouvelle capitale russe, "ville née de l'angoisse devant l'immensité de l'espace".
(...) les quais et les ponts, les rues et les places,
les lignes de fuite, les façades et les rangées de fenêtres
n'émergent que lentement
du vide sonore de l'avenir
(...)(Le "vide sonore de l'avenir", j'ai déjà entendu ce vers, qui m'arrête à nouveau, selon une citation en anglais du même texte, "future's resounding emptiness" ; je ne connais pas la version originale allemande. J'ai l'impression que la formule retentissante - le désert, l'espace se font temps et le temps résonance - en rappelle une autre (fait écho encore, si j'ose dire) ; mais je ne sais pas dire laquelle.)
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Haendel
Israël en Egypte, à la Cité de la Musique.
La suite ininterrompue de choeurs funèbres qui s'enchaînent sans respiration rendait la première partie ("Lamentations des Israélites sur la mort de Joseph") quelque peu assommante, malgré leur beauté.
En revanche la deuxième partie est pleine d'images très vives : elle commence par la lamentation des Hébreux opprimés ; à leur ressassement (presque à leur piétinement) se surimpose un appel qui finit par monter jusqu'à l'Eternel (Vers la fin, un même concours de voix, descendantes cette fois, rend les soupirs de soulagement des Egyptiens après le départ des Hébreux). Dans l'intervalle, la peinture des plaies d'Egypte : la parole de l'Eternel résonne avec les cuivres ("He spake the word") et engendre, parmi les archets, un grouillement de pattes, de mandibules et d'élytres, les poux et les criquets. Puis, s'abattent
les ténèbres palpables d'Egypte
et la musique semble avancer à tâtons, incertaine et chancelante. A la violence des coups martelés qui frappent ensuite les Egyptiens ("He smote all the first born") s'oppose la douceur du chemin qui s'ouvre devant les Hébreux ("But as for His people, He led them forth like sheep").
La dernière partie est un cantique de remerciement où les Hébreux célèbrent la victoire, semblent se retourner et contemplent leurs ennemis abattus. Le ton est belliqueux et satisfait ; comme dans le très viril duo de basses "the Lord is a man of war" et dans le choeur magnifique et brutal "The people shall hear". -
La Neige de Saint-Pierre
La Neige de Saint-Pierre, de Perutz. Le narrateur se réveille dans un lit d'hôpital. On lui apprend qu'il a été la victime d'un accident de la circulation et qu'il vient de passer plusieurs semaines dans le coma. Mais le patient ne croit pas les médecins, il est convaincu que sa blessure est le résultat d'une toute autre série d'événements dont la durée coïncide justement avec sa prétendue perte de conscience. Cependant, comme il se remémore son aventure, il rend compte d'un certain nombre d'éléments qui trahissent l'autosuggestion, le "rêve dirigé" ou l'hallucination et incitent le lecteur à mettre en doute ce que lui raconte le narrateur : le temps du récit est discontinu, incertain ; les lieux changent sans transition ; les désirs ou les appréhensions du narrateur se réalisent selon qu'il les exprime ; ses frustrations sont renversées ; des détails "réels" engendrent les circonstances "rêvées"... (Le procédé est utilisé également, de façon peut-être plus essentielle, dans le Maître du Jugement dernierdu même auteur ; "Le Sud" de Borges, à qui on pense souvent, appartient aussi à ce genre de narration à double-entente.)
Le charme du roman tient pour beaucoup au soin apporté à ces détails qui hantent le récit et quelquefois se répondent : dans la "vie réelle", le volume manquant des oeuvres complètes de Shakespeare ("le Conte d'hiver") ; puis dans le rêve, la gravure au mur de la chambre où deux femmes se jettent aux pieds "d'un roi shakespearien" tandis qu'à l'arrière-plan "on aperçoit un roi exotique et sa délégation, avec des chevaux et des chameaux" ; la neige qui envahit les rues du village... Ou bien, détachée, soudain, une musique :
J'écoutais le son d'un violon qui venait de la pièce voisine.
C'étaient les premières mesures d'une sonate de Tartini, et cette mélodie mélancolique, comme habitée par des fantômes, m'émeut à chaque fois que je l'entends. Elle est associée pour moi à un vague souvenir d'enfance : je me vois dans l'appartement de mon père, c'est dimanche, tout le monde est sorti et je suis seul. Bientôt, la nuit tombe ; il n'y a aucun bruit, je n'entends que le vent qui gémit dans la cheminée, et j'ai peur, parce que tout autour de moi semble enchanté (...).
(Trad. JC Capèle)