Le faucon plane au-dessus du palais de l'empereur et son cri, dans une scène grandiose, prononce le sinistre augure : comme la fille du roi des esprits, l'impératrice, ne jette pas d'ombre, l'empereur sera changé en pierre. La nourrice
(...) femme née en des siècles malins
Pour la méchanceté des antres sibyllins
convainc alors sa maîtresse de descendre chez les hommes se procurer l'ombre manquante. L'impératrice et la nourrice entrent comme des servantes ou des parentes pauvres dans la maison d'un modeste teinturier ; la nourrice conspire à ce que la femme du teinturier cède son ombre, renonçant ainsi à avoir des enfants (car dans l'économie du conte, les deux sont équivalents).
La querelle qui oppose le teinturier et sa femme, le trop bon Barak et l'épouse acariâtre, est quelque peu caricaturale mais la figure de l'impératrice est magnifique, femme-esprit que la pitié rend humaine et sauve. Dans la cabane de Barak (que la mise en scène refuse de nous montrer), elle rappelle la condition du poète telle que la décrit Hofmannsthal dans le Poète et l'époque présente : prince ignoré, repoussé par la dernière servante et envoyé auprès des chiens. Sans fonction dans cette maison, sans service, sans droit, sans devoir si ce n'est de rôder, d'être couché et de peser tout cela en lui-même sur une balance invisible, de peser tout cela jour et nuit continuellement et de passer par d'immenses souffrances (...)
Les morts se relèvent pour lui, non pas quand il le veut, mais quand eux le veulent. Toujours est-il qu'ils se relèvent pour lui. Son cerveau est le seul lieu où il leur soit permis de revivre pour un atome de temps et où leur est donné en partage, à eux qui logent peut-être dans une solitude en train de se pétrifier, le bonheur sans limite des vivants : se rencontrer avec tout ce qui vit.
(Trad. Albert Kohn)