A Rio de Janeiro, vers la fin de l’empire, Aires, diplomate à la retraite, s’intéresse à une jeune veuve, Fidelia. Il note dans son Mémorial les progrès de l’amitié qui unit celle-ci à un vieux couple sans enfants : Aguiar et son épouse, Dona Carmo. Il les fréquente tous trois et observe comment la jeune femme devient bientôt comme leur propre fille. A la même époque, Tristan, un enfant que les Aguiar avaient de la même façon adopté (et dont l’éloignement avait été pour eux un crève-cœur), revient d’Europe. Leur bonheur est parfait. Il s’accroît encore dans les derniers temps puis (la mesure est comble) disparaît sans retour.
Avant cela, il est question du chien d'Aguiar :
Aguiar et moi avons échangé une poignée de main. Sur le point de le quitter, l'idée m'est venue de parler du chien enterré là, à deux pas. Je ne l'ai pas fait d'emblée mais seulement après deux ou trois allusions, si brèves qu'elles m'ont pris tout au plus une minute, même pas. Aguiar m'écoutait, ébahi et gêné :
- Qui vous a raconté cela ?
- Tristan.
Je n'ai pas voulu mentionner Campos, qui m'a pourtant parlé lui aussi de l'animal. Aguiar a convenu de tout par son silence, puis en quelques mots, sans plus. Il a confirmé qu'ils s'étaient beaucoup attachés à cette petite bête et a fait allusion à la peine que sa maladie et sa mort avaient faite à Dona Carmo ; il s'est détourné un instant (...)
(...) J'ai pris la rue de la Princesse en repensant à leur couple, sans prêter grande attention à un chien qui, au bruit de mes pas dans la rue, s'étaient mis à aboyer au fond d'une cour. Il ne manque pas de chiens qui en ont après vous, laids ou beaux, tous importuns. Comme j'approchais du Catete et que les aboiements se faisaient moins forts, il m'a semblé qu'ils m'adressaient un message : "Ami, vous ignorez ce qui m'inspire le présent discours, et cela importe peu. On aboie, on meurt : c'est le lot des chiens ; le chien d'Aguiar lui aussi aboyait, autrefois ; maintenant il n'y pense pas : c'est le lot des morts."
Le propos m'a paru si subtil, si aigu, que j'ai préféré l'attribuer à quelque chien qui aboierait dans mon propre cerveau. Quand j'étais jeune et vivais en Europe, j'ai entendu dire de certaine cantatrice que c'était un éléphant qui avait avalé un rossignol. je crois qu'il s'agissait de la fameuse Alboni, corps énorme et voix délicieuse. j'aurai donc avalé un chien philosophe, à qui revient tout le mérite du propos. Allez savoir ce qu'un jour mon cuisinier a bien pu me faire ingurgiter. Au reste ce n'était pas la première fois que je rapprochais voix vivantes et voix défuntes.
(Machado de Assis - le Mémorial d'Aires)