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  • Un simulacre de rêve

    Après un long préambule qui occupe presqu'un tiers de la saga, après les exploits schématiques des premières générations, les personnages principaux, leurs enfants, viennent occuper le devant de la scène. Le récit devient plus précis, plus large et plus lent. Des rêves prémonitoires et des sorts inaugurent le nouveau développement et annoncent ce qu'il sera : comme un coup de gong dont le grondement sinistre se prolonge longtemps après avoir été frappé, ils donnent à l'intrigue son arrière-plan fatal et la couleur sombre de son dénouement.  

    Olafr, père des frères adoptifs Kartjan et Bolli, fait abattre un boeuf extraordinaire (à quatre cornes).
    La nuit suivante, Olafr rêva qu'une femme venait à lui : elle était de grande taille et fâchée. Elle prit la parole : "Dors-tu ?" Il dit qu'il était éveillé. La femme dit : "Tu dors, mais cela revient au même. Tu as fait mourir mon fils et tu l'as fait venir à moi méconnaissable. Pour cette raison, il te reviendra de voir ton fils tout ensanglanté sur mes instigations. Et je choisirai pour cela celui dont je sais que la perte te sera le plus sensible." Puis la femme disparut. Olafr se réveilla et crut voir la silhouette de la femme. Il fut très frappé de ce rêve et le dit à ses amis, mais on ne l'interpréta pas de façon qui le satisfit. Il estimait que ceux qui en parlaient le mieux étaient ceux qui disaient que ce n'était qu'un simulacre de rêve qui lui était apparu là.(Laxdoela Saga - trad. R Boyer).

    (De même qu'il dit être éveillé, Olafr aimerait croire que le rêve n'en est pas un ; ce serait sinon la vérité.)

  • Nuit d'août

    An August Night

    His hands were small and warm and knowledgeable.
    When I saw them again last night, they were two ferrets,
    Playing all by themselves in a moonlit field.

    Seamus Heaney - Seeing Things

    (Le personnage de Musil voit sa mère morte venir à lui sous la forme d'un merle. Le poète reconnaît les mains de son père dans ces deux furets qui jouent au clair de lune).

  • Le merle

    Dans les Oeuvres pré-posthumes  de Musil (trad Jaccottet), "Le Merle".

    Deux amis d'enfance se retrouvent de loin en loin. A l'occasion d'une de leur rencontre, l'un d'eux fait à l'autre le récit de trois expériences décisives, éparses dans sa vie, qu'il associe entre elles sans savoir dire quel lien secret les unit. L'auteur donne à ses personnages des noms de figure géométrique ("A-un" et "A-deux"). A-un est presque entièrement silencieux. Nous saurons peu de choses de lui ; il écoute et paraît, face à l'autre, par contraste, comme un être tranquille, prudent, menant une carrière ; c'est lui qui reçoit. A-deux parle avec un détachement et une précision pareils à ceux de l'auteur, si bien qu'on pourrait les confondre. Sa vie est aventureuse et faites de ruptures. Il professe ne pas avoir accordé jusque là d'importance aux traces de son propre passé : car celles-ci appartiennent à un moi périmé, étranger au présent. A-deux n'est pas sentimental : il rompt sans ménagement les attaches amoureuses ou familiales. Il ne craint pas la mort, et même, l'a défiée pendant la Guerre ou dans ses jeux d'enfant. Il se considère lui-même avec froideur et esprit d'analyse. Pourtant les trois anecdotes qu'il raconte confinent au surnaturel ; s'y révèle mystérieusement, dans le temps, ce que le fait d'être vivant a de plus essentiel, renvoyant l'expérience de l'adulte à celle de l'enfant, nouant des liens entre générations, au-delà des caractères et des circonstances. Le merle est le principe de la première et de la dernière histoire (la plus ancienne où l'appel se fait entendre pour la première fois et la troisième, celle qui se poursuit encore dans le présent de la nouvelle). L'oiseau n'apparaît pas dans le récit central, sauf peut-être dans une image. C'est pendant la Grande Guerre, sur le front italien, dans une position isolée, devant les montagnes, la nuit.

    (...) je voyais se dresser dans l'obscurité le massif de la Brenta, bleu ciel, avec ses plis de verre. Et c'est justement dans ces nuits-là que les étoiles étaient grandes, on les aurait cru découpées dans du papier doré ou, à cause de leur scintillement gras, dans de la pâte cuite ; le ciel restait bleu jusqu'à l'aube et le mince, le virginal croissant de la lune, tout en argent ou tout en or, était couché au milieu d'elles et se fondaient en délices. Efforce-toi  d'imaginer la beauté de cela : la vie abritée n'offre rien d'aussi beau. Quelquefois, je n'y tenais plus de bonheur et de désir ; je sortais en rampant dans la nuit jusqu'aux arbres mi-partis de noir et de vert doré sous lesquels je me redressais, petite plume kaki dans le plumage de la Mort, l'oiseau tranquille au bec acéré, à la livrée mystérieuse, noire et multicolore, comme tu n'en as jamais vu.

  • Paysage près d'Ariccia

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    Corot - Paysage près d'Ariccia, Musée du Louvre.

    (Parmi les tableaux de Corot, il en est une série dont le charme m'échappe : ce sont ces compositions imaginaires, vues dans une lumière indécise, où des nymphes pataudes marchent dans la brume, passant sous des feuillages argentés, au bord d'étangs ; on n'y retrouve pas l'exactitude, la clarté et l'art de rendre la transparence de l'air qui font notamment la beauté des vues d'Italie peintes sur place. Dans les dessins actuellement exposés au Louvre, les feuilles tardives se rapprochent de cette manière-là : arbres fuligineux et vagues, avec la lune, des poètes et des bergers d'allégorie, intermédiaires entre Claude Lorrain et Puvis de Chavanne. En revanche dans les études de paysage plus anciennes, il y a le même bonheur que dans les toiles correspondantes : dans les vues de sous-bois, le trait du crayon semble croître comme le végétal, suivant chaque rameau à travers l'enchevêtrement. De même un banc de rochers est rendu dans tout son développement qui fait sentir le pli qu'il imprime à la terre et qu'on pourrait suivre en marchant, comme le lit de ce torrent ou le tracé de ce chemin. De grands espaces laissés blancs interrompent la profusion des motifs recréés dégageant les masses, reliant le proche au lointain, indiquant la focalisation d'un regard. Les contours sont émoussés par la profondeur mais un détail à l'horizon peut être plein de précision, dans sa petitesse, parce qu'il attire les yeux, alors qu'un buisson ou une pierre au premier plan ne sont qu'une forme imprécise.)

  • L'inondation

    La plaine est inondée. Seuls des alignements de poteaux émergent. On roule entre eux, dans l'eau, tout droit, selon la route invisible, sur de hautes roues. Maintenant il fait nuit. Marche sur le quai, le long de l'estuaire. Plusieurs lunes brillent ou bien ce sont des lampes accrochées à des mats ou des ballons dans le ciel, illuminés par les projecteurs. A la surface obscure du fleuve, leurs reflets semblent d'autres globes, verres lumineux qui flotteraient. Sur la rive opposée, des tours en fil de fer s'élèvent comme des cages immenses, pour quels volatiles ? vides.

  • Moeurs aristocratiques (2)

    A son retour d'Angleterre, Molé fréquente la demeure des D'Houdetot à Sannois. Madame d'Houdetot y séjourne entre son mari et son amant, Saint-Lambert, réunissant autour d'elle d'autres "débris littéraires et philosophiques du XVIIIème siècle".

    L'étranger, qui abordait ce modeste ermitage sur le midi, entrait dans une petite cour carrée, entourée d'un bâtiment rustique dont le toit couvert de tuiles était parsemé de pigeons romains à moitié privés, roucoulant, faisant l'amour, se chauffant au soleil, armes parlantes dont l'esprit du visiteur était d'abord frappé. Un grand beau vieillard au teint frais, la tête couverte de sa coiffe de nuit bien blanche et entourée d'un large ruban vert brodé d'or, le corps enveloppé d'une vaste robe de chambre de soie pareille à son ruban, apparaissait. Il s'appuyait sur une canne de jonc lui venant à l'épaule, et terminée par une grosse pomme guillochée en or. C'était le comte d'Houdetot, descendant les degrés, et venant au-devant de son hôte avec toute la politesse d'un vieux seigneur. Il l'introduisait dans le salon, et se retirait tout aussitôt. Il semblait s'être dit que c'était Mme d'Houdetot qu'on venait voir et, tout en gardant sa place, ne voulait se mêler de rien. (Le visiteur, laissé seul, aperçoit dans le jardin un vieux couple en promenade, avec un chien). C'était Mme d'Houdetot, Saint-Lambert et "Lord". Lorsque le tour du parterre était achevé, ils allaient comme leurs pigeons se poser au soleil, et, au lieu de roucouler, ils relisaient quelques morceaux des ouvrages de Saint-Lambert ou quelques lettres de la correspondance de Voltaire, dont ils avaient toujours un volume en train.
    (...) Ce qui attirait surtout (chez Mme d'Houdetot), c'était la fraîcheur inépuisable et la grâce toujours naïve de son esprit, c'était cette franchise d'impression, cette aptitude à jouir des plus petits plaisirs, qu'elle conservait dans sa vieillesse, et qui, loin d'être ridicules, restaient toutes sympathiques. (...) Un de ses défauts était de se citer souvent elle-même. "Je n'ai pas à me reprocher, répétait-elle souvent, d'avoir jamais donné le plus petit ridicule au plus petit plaisir !" Le plaisir dans toute sa délicatesse avait été l'unique affaire de sa vie. Son culte pour Saint-Lambert ne lui avait pas permis une autre morale, qui eût été si naturellement la sienne. La société où elle avait vécue favorisait la tournure naturellement un peu sentencieuse de son esprit. Elle ne conversait moins qu'elle ne faisait le résumé, ou, comme l'a dit Chamfort "le testament de la conversation". Par là même, elle frappait un peu de stérilité l'esprit d'autrui. Une fois que vous lui aviez trouvé matière à une jolie sentence, à une brillante antithèse, à un bon mot, le but était touché, le sujet épuisé, elle n'écoutait plus et passait à autre chose. "Glissez, n'appuyez pas", avait-elle toujours à la bouche.

  • Moeurs aristocratiques

    Lu dans les Souvenirs de jeunesse de Mathieu Molé : 

    Pendant un mois que nous passâmes dans ce noble asile, nous menâmes cette vie de château si douce, quoique si monotone, dont les Anglais savent si bien goûter et faire partager le charme. On se réunissait à onze  heures pour le déjeuner, qui consistait seulement en thé, café ou chocolat, oeufs frais et petits pains de toutes les espèces. On passait ensuite dans la bibliothèque. Les femmes s'asseyaient autour d'une grande table ronde où se trouvaient leur ouvrage, des plumes, de l'encre, du papier à écrire et des livres ; on lisait, on écrivait, on causait, chacun selon ses envies. Je prenais habituellement ce moment pour jouir seul, en liberté, du "pleasure ground". Je ne me lassais pas d'admirer le goût qui avait présidé aux plantations, la solidité des allées, la grâce de leurs contours, l'abondance des fleurs et le luxe des gazons qui étaient nettoyés et soignés mieux que les appartements ; à deux heures, on apportait dans la salle  à manger de la viande froide et du vin de Madère, dont chacun de son côté prenait ce qu'il voulait. En même temps, des calèches venaient s'offrir pour la promenade. A six heures on dînait. Lord Lansdowne ouvrait lui-même la porte aux dames, qui remontaient dans la bibliothèque pendant que nous restions entre hommes quelques instants, plutôt à causer qu'à boire. Après dîner, tout se passait dans la bibliothèque comme le matin, excepté que le café - et une heure après le thé - qu'on y apportait avec des tartines de confiture formaient une succession non interrompue de petits repas qui liaient le dîner au souper. Ce dernier avait lieu à minuit et j'y voyais toujours avec un nouvel étonnement des gentlemen du voisinage avaler des tranches de jambon ou de boeuf de Hambourg, des pâtisseries, des laitages.

    (L'auteur voyage en Angleterre à l'époque de la Paix d'Amiens (1802). Quelques années plus tôt, pendant la Révolution, il participait au Banquet républicain).