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  • Un fantôme

    La Fille de la Cinquième Avenue, de Gregory la Cava.

    Mr Borden est un chef d’entreprise dont l’affaire connaît quelques difficultés ; ce soir-là, c’est son anniversaire mais personne, hormis sa secrétaire, ne pense à le fêter. Ni sa femme, ni ses enfants, tout à leurs plaisirs, ne songent à lui. La famille vit dans une somptueuse demeure de la Cinquième Avenue au bord de Central Park. Rentrant chez lui, trouvant la maison vide, Mr Borden part se promener dans le parc où il rencontre une jeune femme sans le sou ; il l’invite dans un restaurant chic de la ville. Le lendemain, elle s’installe dans la grande maison. Dès lors Mr Borden ne va plus travailler, passe la journée à s’occuper de ses pigeons et sort tous les soirs avec l’inconnue.

    Réagissant à la crise, le fils finira par prendre les rênes de l’entreprise de son père  ; la fille par épouser le chauffeur ; la mère par se mettre aux fourneaux et reconquérir son mari.

    C’était le but recherché. Mr Borden a embauché l’inconnue pour remettre de l’ordre dans sa maison et dans ses affaires. La jeune femme est pleine de caractère, elle a son franc parler et, pourtant, c’est presque un fantôme : on ne sait rien d’elle ; elle semble sans attaches, sans passé, sans avenir (sauf à la dernière minute grâce au happy end). Chacun des protagonistes a ses mobiles, ses intérêts, ses plaisirs : elle seule semble n’en avoir aucun. Elle est pâle et sans grande beauté. Sa liaison avec Mr Borden est une comédie ; seule une complicité désabusée les rapproche.  Leur rencontre n’est que le fruit d’un moment d’absence : celui où Mr Borden a rompu le cours d’une vie réglée, s'en écartant avant d’y revenir. Leurs soirées se jouent hors du monde à rouler au hasard dans le parc en attendant l’heure de rentrer.

  • Pelléas et Mélisande (2)

    Retour au Théâtre des Champs Elysées.

    J'aime la façon dont la musique, dans la scène qui termine l'acte 1, ouvre et referme l'espace selon que les personnages tournent leurs regards vers la mer ou bien les ramènent vers les allées du jardin.

    Mais je suis moins sensible cette fois aux beautés de l'orchestre. L'enchaînement dramatique domine à partir de la dernière scène de l'acte 3 où commence le paroxysme qui mène à la mort de Pelléas. C'est un passage impressionnant ; il marque une progression dans la brutalité de Golaud avant les coups et blessures et après les premières allusions (ces mains "qu'il pourrait écraser comme des fleurs", le bras de Pelléas qu'il empoigne dans les souterrains): ici la violence prend corps dans la courte-échelle que Golaud impose à l'enfant pour le hisser à la fenêtre d'où il pourra espionner Mélisande et Pelléas.

    J'appréhende un peu mieux la mise en scène (m'accommodant des toiles à demi-transparentes tendues par moments devant les protagonistes) ainsi que la composition des acteurs chanteurs. Mélisande est une femme trop sûre d'elle-même pour être aimable, enfantine et hautaine, butée et rétive : il faut voir son impatience devant les effusions d'Arkel à l'acte 4 ; avec quel dégoût elle écoute le vieillard pontifier sur la mort ! Dans la scène suivante, elle ne se laisse pas briser par Golaud et elle le quitte bien décidée à lui rendre la monnaie de sa pièce.

    L'interprétation du duo d'amour me gêne toujours, jurant à mon sens avec le texte et la musique, mais plus au point que je ne puisse l'écouter. Pelléas chante comme dans l'opéra romantique italien ; son "je t'aime" est éructé au lieu d'être brisé par l'émotion ; la voix n'a pas de nuance. La déclaration d'amour de Golaud au tout début de la pièce "la nuit sera très noire et très froide, venez avec moi" était bien plus séduisante (ne parlons pas de la poignante supplique qu'il fera à l'acte suivant, sans le support de l'orchestre : "Mélisande as-tu pitié de moi comme j'ai pitié de toi...")

    Assis tout en haut côté jardin, je peux voir dans la fosse la trompette bouchée et les flûtes qui font entendre, à la toute fin, cette mélodie d'harmonium (?) qui suit la mort de Mélisande : Qu'à sa mort pourtant, ô mon Dieu ! / S'élève quelque prière !

  • Sables

    Sabotage de Hitchcock.

    Panne générale dans Londres. Les ouvriers de l’usine électrique découvrent du sable dans les machines : sabotage ! Au même moment, profitant de l’obscurité, Verloc rentre chez lui inaperçu. On le voit se laver longuement les mains. Désignant le coupable, un plan nous montre alors l’évier qui se vide et le sable que l’eau laisse derrière elle.

    Je me souviens du minerai que les agents nazis dans Notorious stockent dans des bouteilles de Pommard. Devlin et Alicia explorent la cave ; par mégarde Devlin renverse une bouteille qui se brise sur le sol. La tache noire autour des éclats de verre semble un instant l’image arrêtée du vin en train de se répandre : non c’est une espèce de sable. Les deux complices réarrangent les bouteilles mais les traces qu’ils laissent dans l’évier attirent l’attention du mari d’Alicia qui découvre la manipulation.

    La ressemblance est anecdotique (même si l’image demeure). En revanche les deux films de Hitchcock partagent quelque similitude dans la distribution des rôles : un policier aime et se sert d’une femme pour percer à jour les agissements de son mari soupçonné d’être un agent ennemi.  Sabotage n’a pas la perfection vénéneuse de Notorious : un quatrième personnage vient perturber le triangle ; il s’agit du jeune frère de Mrs Verloc. Fidèle en cela au roman de Conrad dont il s’inspire, le réalisateur le fait mourir dans l’explosion d’une bombe : mais difficile, après cette scène horrible, de renouer les fils de l’intrigue amoureuse…

  • Pelléas et Mélisande

    Au Théâtre des Champs-Élysées.

    Commençons par ce qui m'a gêné dans cette représentation : le couple que forment Pelléas et Mélisande. Ils ne sont, ni l’un ni l’autre, de "petits enfants". Dès la scène 2 de l’acte 1, ils s’embrassent. A la scène suivante, ils se sont mis en ménage. Ils se moquent de Golaud et seul le respect des convenances ou un reste de pitié pour le mari trompé semblent les obliger à un peu de discrétion. Mélisande minaude, joue avec ses boucles, fait semblant de pleurer ou d’avoir peur, rien ne l’impressionne (mais qui comprend quelque chose à Mélisande ?). On l’a malheureusement attifée d’une ridicule perruque de longs cheveux blonds. Pelléas fait preuve de mâle assurance ; c’est un amant qui ne doute de rien et parle d’une voix forte. Pourquoi pas ? Il me semble cependant qu’il y a contresens : le duo d’amour de l’acte 4 tombe à plat (aucun aveu, aucune surprise, tout a déjà eu lieu ; ce n’est pas l’instant décisif qu’on attend) ; les relations avec Golaud sont faussées : c’est un jaloux qui agace et que l’on considère de haut.

    Le décor est encombré de praticables quelquefois tournoyants (attention à la chute) ; des voiles brouillent la vue ; tout un peuple de servantes et de domestiques circule entre les coulisses. Geneviève, Yniold, le Médecin, Arkel passent dans des scènes où ils n’ont rien à faire. Le jeu des acteurs est plein de gestes et d’accessoires. D’étranges inventions sont interpolées dans la pièce : tout en criant Absalon, Golaud tire un couteau de sa poche et coupe la longue tresse de Mélisande qu’il confie ensuite à Arkel ;  dans la scène suivante, il interprète le rôle du berger ; à la fin de l’acte, il se tranche les veines.

    Mais Golaud est extraordinaire, capable de passer en un souffle du badinage à la colère noire, de l’exaltation au désespoir. L’orchestre est d’une beauté jamais entendue. Il fait sentir le poids du destin mais aussi son mystère (l’or des cloches, le froissement surnaturel des cordes, les plaintes des vents), il divulgue ce que le spectacle ne sait pas montrer, il compose le drame et le monde, il est la peur, la lumière et les larmes. Dans les interludes, les instruments paraissent quelquefois plus humains que les acteurs. Les nuances ne sont pas sacrifiées à la force de l’expression ; les apparitions des éléments (la brume, la mer, le soleil déclinant) n’ont rien d’abstrait ; elles prolongent les émotions des personnages.

  • Arc

    C’est ici la ville que j’habite. L’habitude l’a faite ni belle ni laide. Elle n’a rien d’étranger. Voilà pourquoi je suis heureux quand je découvre en chemin, au coin d’une rue que je ne connais pas, une vue qui rappelle l’Italie. Je m’arrête et considère. A ce croisement débouche une triste avenue rectiligne ; elle s’élève en suivant une pente lourdement cambrée. La bordent deux rangées d’immeubles roses d’une seule hauteur aux façades lisses. La chaussée est poussiéreuse ; des traces grises salissent le bas des maisons. Mais, surtout, presque au sommet de la colline un arc énorme rejoint les deux murs de brique et barre la rue. Il est fait de grosses pierres sans mortier ; les arrêtes antiques sont émoussés, les blocs s’ajointent selon des lignes profondément creusées, pleines d’ombre. Dans l’ouverture de l’arche, on voit le ciel et, à l’horizon, une crête escarpé, oblique. Je devine la côte rocheuse qui tombe à la mer.

  • Bruckner

    Salle Pleyel, Huitième de Bruckner.

    Faute de la beauté des sonorités (ces effets de lumière voilée, d'éclaircie, de foudre), restait le dynamisme des répétitions, juxtapositions, additions de motifs : longues phrases d'ascension propulsées par un ostinato ; crescendos couronnés par une chape de cuivres tonitruants ; effondrements soudain laissant à découvert une flûte ou un hautbois seuls. (J'admire la capacité de l'orchestre à ne pas se perdre dans ces abîmes brutalement découverts : faisant naître la vague d'après à travers l'écroulement de la précédente).

  • The Victim

    The Victim, de Bellow.

    Leventhal travaille pour un modeste magazine à New York. L'été est étouffant. Il est seul. Sa femme passe quelques semaines chez sa mère. Deux événements désagréables viennent alors perturber sa solitude. Son neveu est gravement malade et, en l'absence du frère de Leventhal, sa belle-soeur fait appel à lui. Et puis, un soir : une espèce de clochard le prend à partie. L'homme se fait reconnaître ; c'est une vague et ancienne relation, un certain Allbee.  Pendant plusieurs jours, Allbee continue de harceler Leventhal ; expliquant qu'il le rend responsable de son licenciement et des malheurs qui ont suivi, incluant dans ses griefs la mort accidentelle d'une épouse bien-aimée... Il y a des années, alors que Leventhal cherchait du travail, Allbee l'avait recommandé auprès de son patron, Rudiger. L'entretien s'était mal fini ; Leventhal s'était emporté. Ce fut tout.

    L'incident d'alors et l'accusation présente sont sans proportion mais Leventhal se laisse peu à peu gagner. Il finit par accueillir Allbee chez lui (alors que le type est odieux, ivrogne, antisémite : l'antisémitisme joue un rôle à rebours dans l'accusation ; Allbee prétend que Leventhal  aurait voulu se venger d'une remarque désobligeante en provoquant volontairement un esclandre chez Rudiger).

    Leventhal est troublé par un sentiment de culpabilité diffus, une forme de compassion, une paranoïa qui l'empêche d'écouter les conseils de ses amis et de juger à leur juste valeur les exigences d'Allbee. Mieux il est près de voir dans Allbee une forme de double qui le renvoie aux années où il connut lui-même la pauvreté et l'abandon. La mort de son neveu et le chagrin de sa belle-soeur qu'il imagine hostile renforcent l'impression d'accablement et d'exclusion. C'est dans la description de ce sourd sentiment que le roman est le plus impressionnant : s'y confondent le souffle d'un appel, les mauvais sommeils, une douleur physique (avec la fièvre et la torpeur de la saison), la crainte de la folie... (La ville provoque une richesse de sensations sans suite ni raison, éclats et sons qui fixent dans le présent et le réel le vertige de Leventhal. Un soir, une guitare : from the tavern across the way came the slow notes of a guitar, the lighter carried away, the deeper repeated tranquilly. Ou bien le bruit d'une caisse au restaurant : The musical crash fo the check machine filled their ears as they waited their turn at the cashier's dazzling cage.)