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  • La neige

    A gauche, la mer. Des crêtes, perpendiculaire au rivage, déterminent une succession de pointes et d'anses où la ville est installée. L'horizon est fermé par une presqu'île rocheuse et nue. Les édifices majeurs sont bâtis sur les positions les plus élevées ; ils ont des formes simples, rondes ou carrées, à peu près sans ouvertures. Les autres constructions, situées plus bas, leur sont proportionnées. Cette mesure désigne, sans doute, la partie ancienne de la ville car elle se perd quand on s'éloigne du rivage, qui n'est peut-être lui-même qu'un décor : la ville s'ouvre et grandit en lui tournant le dos. L'influence de la mer cesse et le sol se couvre de neige ; les couleurs, qui étaient comme peintes, s'étiolent.

  • Lady Macbeth de Mzensk

    A l'opéra Bastille.

    Les âmes y seront à musique,
    Et tous les intérêts puérilement charnels

    Comme son premier mari est mort (c'est elle qui l'a tué), Katerina Ismaïlova épouse son amant, Sergeï. Le choeur de la noce essaie de hisser ce corps trop lourd (gros de meurtres et non d'enfants) jusqu'à sa misérable apogée : la mariée est plus belle que le soleil. Mais la gendarmerie, alertée par l'odeur de cadavre, fait irruption et termine la fête. Quand l'acte suivant commence, ce ne sont plus les protagonistes eux-mêmes mais leurs ombres portées "sur des verstes et des verstes", les steppes de Sibérie, la longue route du bagne.  Pourtant la triste comédie reprend : Sergeï s'est trouvé une nouvelle amie. Autrefois l'ennui poignait Katerina, c'est maintenant l'amour malheureux qui l'entraîne ;  sa chute a commencé la première fois que, luttant par jeu avec Sergeï, elle mit genou à terre. Maintenant le temps et la nuit (profonds comme, à l'orchestre, la masse des cordes et le souffle des cuivres) se referment sur elle, ainsi que sur une pierre, l'eau noire où elle se noie.

  • La Grande Terrasse (2)

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    (Photo VP).

    (Que le ciel est vaste au-dessus de la terrasse de Saint-Germain ! Le regard s’adosse à la masse des arbres, comme les terrassements s’appuient au rebord du plateau, et voit l’espace ouvert par-dessus le fleuve. Au bout de la promenade, un bosquet a été planté et taillé pour former un cercle : non pas le point qui termine une phrase mais l’oculus, percé en haut d’une voûte, qui fait lever les yeux au ciel. A l’autre extrémité de l’axe, le soleil bas de janvier semble refermer l’espace.)

  • Bach

    Messe en si, au théâtre des Champs-Elysées.

    Dix chanteurs seulement interprètent les parties solistes et chorales. Le choeur laisse à découvert les voix individuelles : l'étoffe montre la corde, mais l'ampleur n'est pas diminuée (comme à Pienza, une église et cinq maisons suffisent pour bâtir la cité idéale). La grandeur paraît aussi dans les enchaînements, la façon dont un morceau contraste avec le précédent  et fait résonner l'envergure de l'oeuvre, l'étendue ou la profondeur, donne dans le bref moment une mesure des dimensions du tout. (Ainsi : dans le Gloria, le début du Quis tollis peccata mundi comme "une fraîcheur de linge à nos tempes" ; ou le commencement du choeur final, semblable à des flammèches qui courent et embrasent la matière musicale. Ainsi : dans le Credo, soudain le sol manque sous nos pas : Et incarnatus est ; ou le double chant de l'Et expecto resurrectionem mortuorum : en deux temps contigus, il traverse tout le futur : la langueur de l'attente puis la joie de l'avènement).

  • 2666

    2666, de Roberto Bolaño.

    Le roman n'existe que dans sa partie mexicaine. Les épisodes européens manquent de substance, sont fastidieux, d'une fantaisie inconsistante ; mais s'acheminent vers la région terrible : dans la ville de Santa Teresa, dans le nord du Mexique, des femmes sont sauvagement assassinées. Les cadavres sont retrouvés aux abords de la ville ; les mots de la médecine légiste décrivent avec précision les tortures que les corps ont subies. A ces morts constatées correspondent (ou ne correspondent pas) des disparitions, presque aussi nombreuses, des êtres manquants. D'impossibles enquêtes, toujours recommencées, interrompues, douteuses, trouvent là leur origine et ici leur fin (ou réciproquement).

    J'ai dit (à Loya) que je voulais qu'il continue ses recherches. Pendant un moment, il a eu l'air de réfléchir à ma proposition, ou plutôt il a eu l'air de chercher les mots qu'il avait à me dire. Ensuite il a dit qu'il ne souhaitait pas que je perde ni mon argent ni mon temps. Que, telle qu'il la voyait, l'affaire était classée. Vous voulez dire que vous croyez que Kelly est morte, lui ai-je crié. Plus ou moins, a-t-il dit sans rien perdre de son calme. Comment ça plus ou moins ? ai-je crié. On est mort ou on n'est pas mort, putain de Dieu ! Au Mexique, on peut être plus ou moins mort, m'a-t-il répondu très sérieusement. Je l'ai regardé avec l'envie de le gifler. Comme ce type était froid et distant. Non, lui ai-je dit, presque en détachant chaque syllabe, ni au Mexique ni nulle part ailleurs sur la planète quelqu'un peut être plus ou moins mort. Arrêtez de parler comme un guide touristique (...). J'en ai marre des Mexicains qui parlent et se comportent comme si tout ceci était Pedro Paramo, lui ai-je dit. C'est peut-être bien cela, a dit Loya.

    Ailleurs des livres sont l'indice ou la preuve elle-même que nous avons perdu celui que nous cherchons (ou que nous devons continuer à le chercher) :

    (...) j'ai été chez lui, et j'ai rien vu qui me fasse penser qu'on l'aurait enlevé. Il est parti parce qu'il a voulu s'en aller. Non, entendit-elle dire au jeune homme. S'il était parti de lui-même, il aurait emporté ses livres. Les livres pèsent lourds, dit Mary-Sue, et puis on peut toujours les racheter. Il y a plus de librairies en Californie qu'à Sonoita, dit-elle, voulant faire une plaisanterie, mais elle s'aperçut immédiatement que cette affirmation manquait de tout sens de l'humour. Non, je ne fais pas allusion à ces livres-là, mais aux siens, dit le jeune homme. Aux siens ? dit Mary-Sue. A ceux qu'il a écrits et qu'il a publiés. Ceux-là, il ne les aurait pas abandonnés, même si ç'avait été la fin du monde. (...) Mary-Sue pensa que les livres signés d'Hernandez Mercado ne devaient pas peser bien lourd et qu'il n'aurait jamais pu les racheter en Californie.

    (Trad. Robert Amutio)

     

  • Manchettes

    J'ai le plan sous les yeux. Il est simple : le grand axe de la route et du chemin de fer traverse la ville de part en part, sans dévier ; trois rues , plus courtes, le coupent perpendiculairement ; les intersections et leurs abords forment le centre ville. Les principaux monuments et les belles places sont sur les trois "dents" du râteau.

    On descend du train ; derrière les quais et les voies, il y a, par-dessus les bâtiments de la gare, des triangles blancs, une tour faite d'anneaux décroissants : ce sont les pignons des hautes maisons hispano-flamandes et puis la flèche ocre de la cathédrale. Mais j'ai sur le poignet une quantité de bouts de papier ; ils sortent de la manche, déchirés, muticolores et vides. Ils viennent facilement, adhèrent à peine. Avec eux je tire du vêtement un caillou vernis et une chaînette brisée, les restes d'une breloque.

  • Porte étroite

    Le froid a asséché la lagune ; la mer s'est retirée au loin. Les fonds noirs sont voilés par le givre. Les bateaux restent en l'air, perchés sur leur quille, ou bien sont couchés sur le flanc. Je connais bien cette ville, j'y suis venu souvent. J'en fais le tour à nouveau, marchant sur les quais pavés de couleurs claires, gardant ses murs blancs à main gauche. La mer est revenue, très en contrebas, brillante et calme. Il y a ici, dans le parcours, une ouverture étroite dont je me souviens : une brèche dans la paroi, barrée d'une rampe. Après tout ce temps, saurai-je encore m'y glisser, retrouver la gymnastique particulière, l'angle et la torsion du corps qui en sont comme la clé ? et passer de l'autre côté, continuer le chemin.