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  • La corde

    Rope, de Hitchcock.

    Comme on sait, le film donne l'illusion d'être fait d'un seul plan ou presque (la continuité visible à peine rayée par quelques coutures plus ou moins apparentes). Aucune ellipse, aucune accélération, ne viennent précipiter ou condenser le cours des faits que nous avons en permanence sous les yeux. La période de temps montrée est, selon cette convention, exactement égale à la durée de la projection. Or il faut bien constater que ce n'est pas le cas : la représentation est plus rapide que l'événement ; trois quarts d'heure de pellicule séparent l'arrivée des invités et leur départ ; mais la soirée n'a pas pu durer vraisemblablement moins de deux heures. Ici personne ne finit un verre, moins encore ne dépasse la première bouchée d'un plat.

    Philipp et Brandon tuent un ancien camarade d'université puis cachent le cadavre dans un coffre au milieu de l'appartement ; immédiatement après ils reçoivent les parents et la fiancée de la victime ; le coffre sert de buffet où sont posés les éléments du dîner. Le dispositif ressemble à un numéro de prestidigitation (dont l'enjeu reste la disparition du corps). Le plan-séquence est comme le boniment du magicien : tout se passe sous votre regard ! voyez, aucun artifice (ni trappe, ni double fond) ne permettra la substitution ! (mais plutôt ici, a contrario, l'apparition, la découverte).

  • Le Seau à charbon

    Le Seau à charbon, de Thomas.

    Le plus beau de ce court roman est peut-être ce qui manque : le récit de la fugue de Souvrault. Dans le collège de Saint-Romont, chaque cervelle est en proie à sa fermentation particulière, dont les réactions provoquent (ou non) de visibles explosions. Un soir l'élève Souvrault s'évade. Après quelques jours il rentre. Il a traversé la montagne en "une terrible marche de jour et de nuit" ; le roman s'achève à son retour. Que saura-t-on de son voyage ? Peu de choses : on apprend qu'il a pris fin,
    (...) à l'aube de la nuit de marche, au moment où les visions de l'épuisement avaient commencé, le pendu dans les arbres, les clôtures blanches qui étaient de la brume sur les prés...
    On se doute qu'il a dû commencer comme la brève escapade qui l'a précédé. Ce jour-là Souvrault a passé une matinée hors du collège, pour la première fois pendant les classes, s'en allant dans les pentes qui bordent la petite ville.
    (...) au-delà s'étendent les premières pentes de la montagne, très vertes encore, puis les forêts qui se perdent dans la brume vers le col ; là-haut s'avancent lentement les brouillards, la pluie, et le vent se fraie un chemin en ployant les cimes des bois de sapins. (...)
    (Souvrault) se jette soudain dans un chemin de traverse ouvert entre deux talus couverts de noisetiers ; les profondes ornières (ce chemin sert aux charrois des troncs d'arbres de la montagne) sont remplies par des ruisselets couleur de la terre rouge. Il doit être arrivé où il voulait, car il s'arrête, ouvre plus largement sa capote, écoute l'eau s'écouler tout autour, regarde les noisetiers pleins d'une ombre humide où brillent des gouttelettes ; les hautes herbes des prés sont penchées par le passage des eaux.

    (Tout ce passage bruit des poèmes de Rimbaud, qui le prolongent et prennent la place peut-être du récit manquant : Avec les grands mouvements des sapinaies / Quand plusieurs vents plongent.)

  • A distance

    La table est installée dans l’ouverture d’un porche, derrière les vantaux et débordant vers l’intérieur. La halle au-delà forme un T, vaste comme une cathédrale et couverte d’une verrière (sauf dans la partie transversale, plus étroite mais aussi haute que la nef, fermée par un berceau de maçonnerie). Le sol de marbre brille ; les parois sont richement décorées de plaques de pierre de couleur et de moulures et de guirlandes en stuc. Mais tout l’édifice est vide à l’exception de quelques tables dressées comme la nôtre aux extrémités.
    C’est une réunion de famille, un repas de baptême peut-être. Je salue des parents que je n’avais encore jamais vus. On lève les yeux au ciel, on montre du doigt la voûte transparente, mollissant les genoux pour faire croire qu’on vacille : une telle hauteur, ça donne le vertige !
    Plus loin dans la ville il y a une église en brique. Elle se dresse dans la pente d’un seul bloc ; des décrochements verticaux, autour du clocher central, animent seuls la façade. Mais à l’approche, le réseau des rues se desserre. L’unité du  bâtiment n’était elle-même qu’illusion de la perspective. La tour, qu’on y voyait, se détache, recule : elle apparaît isolée, presque sans épaisseur, dans un coin de pelouse, là où tourne la route.

  • Les affaires du monde

    J'étais parvenu à regarder comme appartenant entièrement à ma nature le talent poétique qui habitait en moi, d'autant plus que j'étais conduit à considérer la nature extérieure comme son objet. L'exercice de ce don poétique pouvait, il est vrai, être excité et déterminé par une occasion, mais c'était involontairement, et même contre ma volonté, qu'il se manifestait avec le plus de joie et d'abondance.
    (...)
    Cependant, comme le naturel qui produisait spontanément en moi des poèmes longs ou courts de cette sorte sommeillait quelquefois pendant de longs intervalles, et que, pendant un temps considérable, j'étais même en le voulant, incapable de rien donner, et que j'en éprouvais assez souvent de l'ennui, devant ce contraste absolu, j'en vins à me demander si je ne devrais pas employer à mon avantage et à celui des autres ce qu'il y avait en moi d'humanité, de raison et d'intelligence, et à consacrer, comme je l'avais déjà fait, et comme j'y étais toujours plus fortement invité, l'entre-temps aux affaires du monde, en sorte qu'aucune de mes forces ne restât inutilisée.

    (Goethe - Poésie et Vérité, trad. P du Colombier).

  • Etoiles de la terre

    A cette heure, que fait-elle ? Elle dort... Non, elle ne dort pas ; c'est aujourd'hui la fête de l'arc, la seule de l'année où l'on danse toute la nuit. - Elle est à la fête...
    Quelle heure est-il ?
    (...) Je descendis chez le concierge. Son coucou marquait une heure du matin. - En quatre heures, me dis-je, je puis arriver au bal de Loisy. ll y avait encore sur la place du Palais-Royal cinq ou six fiacres stationnant pour les habitués des cercles et des maisons de jeu : - A Loisy ! dis-je au plus apparent. (...)

    Il n'est pas trop tard : après cette soirée perpétuelle, longue comme une vie, au théâtre puis au cercle, après les désirs immobiles, les rêveries vaines, il est encore temps de rejoindre la voie perdue. Le chemin est ouvert. Le sommeil ne viendra pas clore cette nuit avant que le narrateur ne retrouve le pays de son enfance et revoie Sylvie.
    Mais la route réelle se double d'une jointure magique. Une même lumière, merveilleuse et nocturne, baigne l'apparition d'Aurélie sur la scène ("pâle comme la nuit", "brillant dans l'ombre de sa seule beauté") et celle d'Adrienne dans l'enfance (à "l'ombre des grands arbres", sous "le clair de lune naissant") et aussi ce chemin qui embranche sur la route de Flandre :
    Plus loin que Louvres est un chemin bordé de pommiers dont j'ai vu bien des fois les fleurs éclater dans la nuit comme des étoiles de la terre : c'est le plus court pour gagner les hameaux.