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Mes bouquins refermés - Page 2

  • Histoire de mon suicide

    Nous sommes réunis, frères et sœur, comme autrefois chez notre père. Sous le toit paternel, volets clos et portes fermées, il fait nuit ou jour à peine : c'est un soir ou une matinée de dimanche l'hiver, lampes allumées, et chacun vaque seul à son désœuvrement, encore vêtu des habits qu'il avait passés la nuit précédente pour dormir. Cependant, en cet instant même, sans déranger la tiédeur et le calme, et d'accord avec eux, je meurs. Plus tôt dans la journée ou la veille, j'ai avalé la dose de poison que je garde avec moi depuis l'enfance : un petit sachet gris, au col scellé, qu'il a fallu déchirer pour verser la poudre blanche dans la main ; puis de la paume à la bouche (il s'agit d'oxcylo-télamine, ou quelque chose comme ça, j'en apprendrai le nom savant tout à l'heure). Je ne saurais expliquer mon geste et je me vois envisager, également silencieux, l'heure suprême avec la plus parfaite indifférence. Tout allait donc prendre fin, de cette façon tiède et sereine, si mon frère, qui avait assisté bien auparavant sans dire un mot à la scène fatale, n'avait décidé d'aller à l'autre bout de la pièce avertir notre père. Le vieux chef de famille alors n'a pas exprimé grand chose. Je ne sais s'il agit par sollicitude ou par sens des responsabilités ou simple souci des convenances. Mais il assume encore une fois sa charge ; il enfile une vieille robe de chambre et sans s'habiller, insoucieux du décorum, descend quérir un médecin. Il est sorti. Le médecin est venu : je suis assis face à l'homme de l'art ; il prépare une seringue qui contient l'antidote. C'est inutile ; je sais à cet instant-là que le poison était sans effet, périmé depuis belle lurette, que la substance ou la scène était chose ressouvenue et non réelle.

  • Avant-Printemps

    Ces jours derniers, il a fait de singulières et charmantes journées d'avant-printemps, journées de fine lumière qui, même dans l'après-midi, conservent quelque chose de matinal.

    (Henri de Régnier, Carnets)

  • Oratorio de Noël

    Un collègue obligeant propose de me raccompagner en voiture, non pas en réalisant un détour si grand qu'il me déposerait devant ma porte, mais jusqu'à une gare proche d'où je pourrai regagner facilement Paris. Et comme il sait que j'aime ce genre de choses, à peine assis au volant, il a poussé un disque dans l'auto-radio et annonçant "Mozart !" se tourne vers moi avec le sourire. Je reconnais les timbales et les flageolets du "Jauchzet, frohlocket, auf, preiseit die Tage" mais je me garde bien de le détromper, d'autant que le nom de Bach m'échappe longtemps. A la gare, la préposée a placé devant elle sur la table un paquet de billets imprimés et, prenant avantage du petit pouvoir qui lui est conféré dans les quelques minutes qui précèdent l'arrivée du train de Pontoise, elle pérore longtemps en les distribuant aux voyageurs qui attendent leur commande. Je finis par perdre patience et fais mine d'aller là-bas aux guichets prêt à m'acquitter une seconde fois du prix du transport. Alors elle me tend de mauvaise grâce le récépissé et, avec des airs désormais de cartomancienne, elle lit à haute voix dans mon passé signalant à qui veut l'entendre la quantité de labeur bête et pressé où j'ai perdu mon temps et me prophétise un avenir semblable de travail opiniâtre et stérile. Peu m'importe ! je m'éloigne vers le quai sans lui accorder plus d'attention emportant à la traîne, comme une petite valise derrière moi, le faix peut-être imaginaire de ce futur et de ce passé ratés.

  • L'embellie tardive

    S'il y a une constante dans la manière que j'ai de réagir aux accidents de l'ombre et de la lumière qui se distribuent avec caprice tout au long de l'écoulement d'une journée, c'est bien le sentiment de joie et de chaleur, et, davantage encore peut-être, de promesse confuse d'une autre joie encore à venir, qui ne se sépare jamais pour moi de ce que j'appelle, ne trouvant pas d'expression meilleure, l'embellie tardive − l'embellie, par exemple, des longues journées de pluie qui laissent filtrer dans le soir avancé, sous le couvercle enfin soulevé des nuages, un rayon jaune qui semble miraculeux de limpidité — l'embellie mouillée et nordique de certains ciels de Ruysdaël — l'embellie crépusculaire au ras de l'horizon, plus lumineuse, plus chaude, que je peux revoir quelquefois au Louvre dans un petit tableau de Titien qui me captive : La Vierge au lapin.

    (Julien Gracq, Les Eaux étroites)

  • Arches

    « Mais ces frayeurs ne s'arrêtent pas là, j'en ai bien d'autres. Par exemple, j'ai la phobie des arcs — les arcs de triomphe, bien sûr, mais surtout certaines arches anciennes que l'on rencontre dans les rues des vieux quartiers. Ce ne sont pas, d'ailleurs, à proprement parler les arches, mais l'espace aérien qu'elles déterminent... J'ai le souvenir d'avoir éprouvé une étrange terreur en découvrant, au bout d'une rue déserte de je ne sais quelle capitale, une petite voûte, ou plutôt un porche donnant sur l'infini. C'était une rue montante qui, par delà le monument commençait indubitablement à descendre. Aussi, du bas de la rue, la vue de cette arche débouchait en plein horizon. Je dois avouer que je restai quelques minutes pétrifié par ce phénomène. »

    (Mário de Sá-Carneiro, La Confession de Lúcio, trad. D. Touati)

  • Fumées

    (...)

    Notre passé comme l'emmêlement des fumées d'une succession d'incendies sans durée,
    nous comme un feu bref et une plus longue fumée – avec devant nous de l'air, mais de moins en moins d'air, et le feu de moins en moins vif.
    Fragments dont se fait mon imperceptible sillage dans l'immense et dans l'inconnu ; bûchers et jardins, murs de jardins, parfums de pivoines et d'iris, promenades apeurées sur de minces remparts et des tours, rares scènes de dispute entrevues ou imaginées comme dans un théâtre affreux, vieilles dames recluses dans l'ombre qui agrandit encore les hautes chambres, tristesse des jours d'école, figures de "maîtresses" colériques comme de grands coqs, lieux mystérieux et attirants comme l'arsenal, la scierie, telle petite maison perdue à l'orée d'un bois ; les écluses, les filatures, la prison surplombant la rivière. La tristesse, aussi, des montagnes glacées, la beauté du bruit du torrent qui coule en contrebas du grand parc plein de fougères et de champignons.

    (...)

    (Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d'ombre)

     

  • Recette

    – Dans la ville de Jindrichuv Hradec, reprit Chvéik, il y avait dans le temps un charcutier du nom de Joseph Linek et il avait deux boîtes sur une étagère. Dans l'une, un mélange d'épices qu'il mettait dans le boudin et les andouillettes, dans l'autre de la poudre contre les insectes, car le charcutier avait appris que plus d'une fois ses clients avaient croqué des punaises ou des cafards dans ses saucisses. Il disait toujours que pour ce qui est des punaises, elles ont le goût épicé des amandes amères qu'on met dans les gâteaux, mais dans la charcuterie les cafards, eux, puent comme de vieilles bibles moisies. C'est pourquoi il veillait à la propreté de son atelier et mettait partout de la poudre contre les insectes. Un beau jour, il faisait le boudin et avait un rhume. Il a attrapé la boîte avec la poudre contre les insectes et l'a versée dans la farce du boudin. Depuis ce temps-là, les gens de Jindrichuv Hradec n'allaient plus que chez Linek pour acheter du boudin. Et lui, il était malin, il a fini par comprendre que c'était rapport à la poudre contre les insectes et il s'est mis à commander contre remboursement des caisses entières de poudre, ayant préalablement demandé à la firme qui la lui vendait de marquer sur les caisses "Épices des Indes". 

    (Jaroslav Hašek, Dernières Aventures du brave soldat Chvéik, trad. C. Ancelot).