Au deux-tiers du livre de Biély, Pétersbourg, un sous-chapitre porte ce même titre comme s'il donnait un vision en réduction du roman tout entier.
Le révolutionnaire Doudkine rentre chez lui. Dans l'escalier, il rencontre un inconnu qui se présente à lui sous le nom de Chichnarfé, ressortissant persan. Doudkine l'invite à entrer chez lui. Dans la chambre, ils trouvent un ami de Doudkine, Stéphane, également en train de l'attendre. Mais à leur arrivée, celui-ci ne jette pas un regard au visiteur et déguerpit malgré les prières de Doudkine qui ne veut pas se retrouver seul avec Chichnarfé. Une conversation folle commence.
- Oui je disais que notre capitale (...) appartient au pays des phantasmes. On n'a pas l'habitude d'en parler dans les guides et même le Baedeker est muet sur ce point. Le provincial qui n'est pas au courant n'aperçoit que l'administration visible : il n'a pas de passeport pour le Pétersbourg des ombres... (...)
La silhouette qui se découpait sur la fenêtre perdait de sa consistance. Ce n'était plus qu'une feuille de papier noir collée dans le cadre de la fenêtre. Mais la voix semblait provenir du milieu du carré de la chambre et Doudkine avait l'impression que cette voix se déplaçait peu à peu de la fenêtre vers lui, qu'elle était devenue un centre autonome et invisible (...)
- La biologie des ombres n'est pas encore étudiée ; on ne comprend pas encore leurs exigences. Elles pénètrent dans le corps sous la forme de bacilles avec l'eau que vous ingurgitez...(...)
- Vous aurez beau adresser des plaintes au monde visible, on ne leur donnera pas suite, comme à toutes les plaintes d'ailleurs... Le tragique, c'est que nous appartenons au monde invisible, au monde des ombres...
- Ce monde existe-t-il ? cria Doudkine, tout en s'apprêtant à bondir hors de la mansarde et à enfermer le visiteur, qui devenait de plus en plus subtil. L'homme qui était entré tout à l'heure possédait les trois dimensions. Il s'était appuyé à la fenêtre et il était devenu une simple silhouette (à deux dimensions), puis une fine couche de suie, comme le noir de fumée qui file de la lampe, et maintenant cette suie noire venait de se consummer en une cendre qui brillait sous la lune et cette cendre s'envolait ; déjà il n'y avait plus de silhouette ; la matière s'était dissoute et il ne restait plus qu'une substance sonore qui caquetait sans fin, on ne savait d'où... Doudkine eut l'impression que ça caquetait au fond de lui-même. (...)
(Il voulut crier) mais il ne le put car ce n'était plus lui, mais sa gorge qui cria :
- Je viens d'apparaître au fond de votre larynx.
(traduction J. Catteau et G. Nivat)