Le vieux compositeur ne parvient pas à monter sur la scène où l'orchestre vient de jouer sa musique. C'est le moment des saluts. Le chef s'avance vers la rampe. Il cherche des yeux dans la salle (mettant peut-être la main en visière pour faire comprendre son geste aux spectateurs du fond). Puis il trouve celui qu'il attend ; il le salue, applaudit, ouvre les bras pendant que le compositeur remonte lentement l'allée. Arrivé au bout, le vieillard range sa canne (mais dans la précipitation elle tombe derrière lui) ; il tend une main au chef qui se penche et la saisit comme pour hisser le corps jusqu'à lui. Non, leurs mains se séparent. Debout contre le plateau, le compositeur fait des signes aux musiciens (derrière lui, un spectateur a ramassé la canne et tente de la lui faire reprendre). Un temps il reste là comme un nageur qui pose les mains à plat sur le bord pour prendre appui et se sortir de l'eau. Puis il commence à se glisser le long de la scène (il a retrouvé sa canne). Le chef croit qu'il se dirige vers l'escalier pour les rejoindre ; d'en haut, il l'accompagne mais, après quelques pas, le vieux maître se laisse tomber dans un siège vide au premier rang et s'y installe.
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Versailles
Une libellule revient se poser sur la pierre blanche du banc - reste longtemps immobile au soleil, s'envole, revient vite. Selon un rythme inverse, des voitures ouvertes, peintes en vert (et à deux, quatre ou six places), traversent le rond-point, s'arrêtent moins d'une minute devant le bassin, diffusant autour d'elles une petite musique Grand Siècle, s'éloignent en soulevant la poussière. Au milieu de la fontaine, Cérès est allongée dans les blés, lève au ciel ses yeux de métal doré, cherche dans l'azur d'octobre la pluie de son jet d'eau éteint.
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La montagne dans la ville
Je commence tout juste Henri le Vert, de Keller (trad. G. La Flize) : je ne suis qu'aux premières pages du massif, à l'enfance du héros, à l'âge où les noms encore mal assurés explorent à tâtons le monde.
L'enfant regarde la cité du haut de sa maison :
J'aimais à appeler la montagne un long et haut toit d'église qui se dressait majestueusement au-dessus de tous les pignons. Sa grande surface, tournée vers l'ouest, était pour mes yeux un immense champ où ils se reposaient avec un plaisir sans cesse renouvelé, quand les derniers rayons du soleil l'éclairaient, et cette plaine inclinée, rougeoyant au-dessus de la ville sombre, était bien exactement pour moi ce que l'imagination entend d'ordinaire par les prairies et les campagnes bienheureuses.
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Brouillards, gravats
Je suis dans un bâtiment moderne qui sert de plate-forme d'observation, moitié grande salle vitrée, moitié terrasse. La tour se détache solitaire dans le ciel. Mais le fond de nuées monte et mange curieusement ses contours. La tour diminue par les bords. Des coulures du brouillard suivent les arrêtes et dissimulent les faces latérales. Les panneaux de béton recouverts, rigoureusement découpés, disparaissent en se confondant avec le gris lumineux et uniforme du ciel.
L'image silencieuse et paisible se brise quand brutalement la vision d'un chute de gravats s'y ajoute. (Le bruit qu'ils font sonne comme un premier réveil.)
On court sur la terrasse rejoindre la foule qui regarde. L'effacement avait une autre explication : là-bas des pans de la tour se détachent et tombent en morceaux. L'effondrement s'accélère. Un mur s'ouvre au sommet. Ceux qui habitent là apparaissent dans le noir. Ils se tiennent face au vide comme des comédiens au moment des saluts : un costume bleu roi, un manteau couleur sable que je crois reconnaître. L'horreur interrompt le rêve.