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  • Mal vus

    Au Musée d'Orsay.

    Les tableaux les plus célèbres sont souvent ceux qu'on voit le moins : je passe depuis vingt ans devant l'Olympia ou le Déjeuner sur l'herbe ; je remarque pour la première fois ce soir qu'Olympia n'a pas les cheveux courts, que ses cheveux sont coiffés en arrière et massés sur l'épaule gauche ; et, dans le Déjeuner, l'oiseau en vol au sommet de la toile (un bouvreuil ?).

  • Souvenir de Ferrare

    Immortalisée par Giuseppe Carducci et par Gabrielle D'Annunzio, cette rue de Ferrare est si connue des amoureux de l'art et de la poésie du monde entier que toute description en est superflue. Nous sommes, comme on le sait, exactement au coeur de cette partie nord de la ville qui fut ajoutée sous la Renaissance à l'exigu bourg médiéval et qui, précisément à cause de cela, s'appelle l'Addizione Erculea. Vaste, droit comme une épée depuis le château jusqu'au rempart, bordé sur toutes sa longueur par les brunes masses de demeures patriciennes, avec sa lointaine et sublime toile de fond de rouge brique, de vert végétal et de ciel, qui semble vraiment conduire à l'infini : le Corso Ercole I d'Este (...).
    (Bassani - Le Jardin des Finzi-Contini, trad. M Arnaud)

     Une épée, en effet, mais la pointe est dans les arbres : les moyens ont manqué pour bâtir la rue neuve sur toute sa longueur (la ville nouvelle est pleine de vide) et l'extrémité est plantée de peupliers qui terminent la perspective, comme au théâtre une toile peinte continue le décor selon les lignes de fuite (et un comédien va heurter là-bas la paroi ou les nuages peints ; les pierres et le ciel tremblent comme le feuillage sous le vent) ; ou bien, la suite des palais et des arbres représentent Apollon et Daphné et le point de rencontre dans l'éloignement figure le moment où le dieu rejoint la nymphe et l'étreignant la perd.

  • Réveillon

    Corot, Le matin.

    Dans le langage des ateliers, on appelait "réveillon" le petit point rouge apposé par le peintre pour allumer un fond endormi. Corot, dans ses paysages, fut le maître des réveillons.
    (Jean Clair, Discours de réception à l'Académie française).

  • Schubert

    A l'auditorium du musée d'Orsay.

    (Un livret qui contient le texte et la traduction des lieder est distribué à l'entrée. Au tout début du concert, on demande au public d'en tourner les pages avec précaution pour ne pas déranger la musique par des froissements continuels ; et l'audience se conforme à peu près à la consigne. En revanche rien n'est fait pour régler le ronflement des projecteurs et la négligence jure avec le soin apporté aux matériaux et à l'acoustique de la salle).

    Les deux parties du Chant du cygne de Schubert sont séparées par une entracte et quelques lieder supplémentaires, insérés à la fin du premier groupe.

    Le naturel de la voix est extraordinaire. Elle évolue, sans rupture, du ton de la conversation (à l'échelle des petites dimensions de l'auditorium) à de véritable coups de semonce en atteignant les points culminants des poèmes. Le souffle et le timbre sont les mêmes (Ni la voix ni l'air ne gardent la trace de l'ébranlement qui vient de les traverser). La cohérence du chant est ainsi à la mesure du disparate des pièces : passant de "l'horreur lucide" du Double de Heine à la sentimentalité un peu niaise du Pigeon voyageur de Seidl.

  • Jephta

    Salle Pleyel.

    Jephté a fait le voeu, s'il obtenait la victoire, de donner à Dieu ou bien d'offrir en sacrifice cela ou celui-là qui en premier, à son retour de la bataille, paraîtrait devant lui : bien évidemment (la promesse et la circonstance se confondent, l'une est l'avers de l'autre), le moment venu, c'est son unique fille qui l'accueille. O douleur ! La mère et l'amant se révoltent, le père se désole. Mais la fille ne se dérobe pas :

    Mon père, commandez : vous serez obéi

    L'action pourrait s'arrêter là, à cette fin de l'acte 2, et la suite, qui voit la promesse dénouée et la jeune fille sauvée, ne semble qu'une fausse solution, une rémission mensongère.

    Alors Jephté, accablé, accepte le sacrifice dans un long récitatif où les mots finissent par manquer : I can no more. Le choeur prend la parole How dark, O Lord, are Thy decrees et termine son triste commentaire en reportant à la maxime "Whatever is, is right." La phrase, répétée, commence par le désarroi du "Whatever is" jeté aux ténèbres  ; à quoi répond l'assurance du bref "is right". Mais la certitude a quelque chose de sinistre et sa solidité le poids d'un coup porté à la nuque.

  • Portrait

    Goya, Portrait de Don Luis Maria de Cistué.

    (Les joues sont grosses, délicates et roses comme celles d’un vieil aristocrate ; elles apparaissent  trop précises contrastant avec les couleurs vibrantes de la ceinture et de l’habit. Le sérieux de l’enfance fige les traits ; le petit garçon nous regarde bien en face.
    Mais il songe tout de même à son chien ; et tend les deux mains qui tiennent la ficelle pour que l’animal aussi tourne la tête et prenne la pose : mais, au lieu de ça, le chien regarde son maître.)

  • La chambre de Raskolnikov

    Raskolnikov entra dans son réduit et s'arrêta au milieu. "Pourquoi était-il revenu là ?" Il regarda ces papiers peints jaunâtres, déchirés, cette poussière, cette couchette... Dans la cour, on entendait des coups, violents, continuels ; comme si quelque part, quelqu'un était en train de clouer quelque chose, un clou, ou quoi... Il s'approcha de la fenêtre, monta sur la pointe des pieds et, longuement, avec une apparence d'attention extrême, il observa la cour. Mais la cour était vide, on ne voyait pas ceux qui cognaient. A gauche, dans le pavillon, on voyait çà et là des fenêtres ouvertes ; il y avait des petits pots sur les fenêtres, des géraniums rachitiques. Derrière la fenêtre, on avait accroché du linge... Tout cela il le connaissait par coeur.
    (Dostoïevski, Crime et Châtiment — trad. A Markowicz).

    Tandis que les autres, et eussent-ils été alités toute leur vie, obligent la mort à les abattre, — quand ils seraient tombés depuis longtemps d'eux-mêmes, abattus par leur propre faiblesse, ils se raccrochent encore à leur famille, parents et époux qui sont forts, aimants, bien portants, — lui, le célibataire, se résigne apparemment de son propre gré à occuper au beau milieu de la vie un espace de plus en plus restreint, et quand il meurt, le cercueil est tout juste à sa mesure.
    (Kafka, Journal (3 décembre 1911) — trad. M Robert).