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  • Haydn, Chostakovitch

    Concert au Théâtre des Champs-Elysées.

    (Belle Cinquième de Chostakovitch, froide, se tenant à distance d'elle-même : comme la voix qui énonce clairement et en choisissant ses mots que sa propre langue lui est désormais interdite, que, pour elle, le sens est perdu, qu'elle ne peut plus parler.)

  • Fontainebleau

    La lumière déjà oblique de l'après-midi détaille le lanternon de la chapelle : les décrochements de la pierre grise sont soulignés par une ligne d'ombre ; ici les emboîtements de pilastres semblent expliquer l'architecture du château. Du côté sud, le long des jardins, le soleil bas déploie une véritable ville. Chaque quartier répète, à une autre époque et dans un autre matériau, un système d'enceintes, d'ailes et de cours lentement déplié selon la lumière descendante.

  • Brève clarté

    Le "Coup de soleil", de Ruisdael.

    Le ciel, où montent de grands nuages, occupe la majeure partie du tableau. La terre est traversée par une route et un fleuve qui se croisent, selon une forme habituelle à l'artiste, comme une paire de ciseaux largement ouverts rabattus à l'horizon (les ailes du moulin reprennent cette intersection, perpendiculairement). Les hommes, plongés dans le cours du temps, vont et viennent sur la route ou bien se baignent dans le fleuve, résistant au courant qui les entraîne. Mais ces images du flux et de l'écoulement sont surpassées par l'éclat d'un seul instant, qui fait briller la lande. Derrière la tache resplendissante, le clocher d'une église plongée dans l'ombre désigne le ciel. Le fort contraste de  l'ombre et de la lumière sur la terre s'oppose aux gradations subtiles de l'atmosphère, qui va du bleu obscurci au blanc et au gris, puis aux traces au loin de l'averse. Mais de ce ciel successif et illimité tombe le point fugace de l'éclaircie.

  • Miroir

    A cinquante pas de l'hôtel, au premier carrefour, dans la foule, quelqu'un lui toucha soudain l'épaule et lui dit, à mi-voix, juste à l'oreille:
    — Lev Nikolaevitch, viens, vieux frère, suis-moi, il faut.
    C'était Rogojine.

    (...)

    — Bon, Lev Nikolaevitch, toi, ici, tu vas tout droit, jusqu'à la maison, tu sais ? Moi, je traverse. Et regarde bien, qu'on soye ensemble.
    A ces mots, il traversa la rue, s'engagea sur le trottoir opposé, regarda si le prince le suivait, et, voyant que celui-ci restait figé et le considérait les yeux écarquillés, il lui fit un grand geste en direction de la Gorokhovaïa et se mit à marcher, se retournant sans cesse vers lui et l'invitant à le suivre. Il fut visiblement rassuré que le prince l'eût compris et ne traversât pas la rue pour le rejoindre.

    (...)

    Ils entrèrent dans le bureau. Cette pièce avait connu un certain changement depuis que le prince y était passé : un lourd rideau de brocart vert était tendu à travers toute la pièce, avec un passage à chaque extrémité qui séparait du bureau en tant que tel l'alcôve où se trouvait le lit de Rogojine.

    (...)

    — Tu n'allumes pas une bougie ? dit le prince.
    — Non, faut pas, répondit Rogojine et, prenant le prince par le bras, il l'inclina vers une chaise : il s'assit lui-même face à lui, poussa la chaise si près qu'il touchait presque les genoux du prince.

    (...)

    En marmonnant ces mots obscurs, Rogojine commença à préparer les lits. On voyait que, ces lits, il y avait pensé, peut-être, dès le matin. La nuit dernière, il l'avait passée sur le divan. Mais deux personnes ne pouvaient pas tenir côte à côte sur le divan, et, lui, il voulait absolument faire des lits côte à côte, voilà pourquoi il traînait à présent, au prix de grands efforts, à travers toute la pièce, jusqu'à l'entrée derrière les rideaux, des coussins de tailles différentes pris sur les deux divans.

    (...)

    Entre-temps, le jour s'était levé ; (le prince) s'allongea enfin sur la couchette, comme épuisé complétement, désespéré, et pressa son visage sur le visage blême et immobile de Rogojine ; les larmes coulaient de ses yeux sur les joues de Rogojine, mais lui-même, peut-être, à ce moment-là, il ne sentait plus rien de ses propres larmes, et il n'en avait aucune conscience...

    (Avant-dernier chapitre du roman qui renvoie, bien sûr, au premier, au rapprochement fortuit de Rogojine et du prince dans le train de Petersbourg:)

    Dans un wagon de troisième, dès l'aube, deux passagers s'étaient retrouvés face à face, près de la fenêtre — tous deux des hommes jeunes, tous deux quasiment sans bagages, tous deux habillés sans recherche, tous deux assez remarquablement typés et qui, tous deux, avaient finalement éprouvé le désir d'engager la conversation l'un avec l'autre. S'ils avaient su tous deux qui étaient l'un et l'autre, et ce qui les rendait si remarquables à cet instant, ils auraient eu de quoi s'étonner, bien sûr, de ce que le hasard les eût placés si étrangement l'un en face de l'autre dans ce wagon de troisième classe de la ligne Petersbourg - Varsovie.

    (Dostoïevski, L'Idiot - trad. A Markowicz)

  • L'épanchement du songe

    Au milieu de l'extraordinaire chapitre qui termine le troisième livre de l'Idiot, il y a une apparente discontinuité.

    Le prince rêve à nouveau de la "criminelle" (Natassia Philipovna) ; il se réveille et se décide enfin à lire les lettres que  Nastassia Philipovna a écrites, "ces lettres (qui), elles aussi, ressembl(ent) à un rêve". Les citations nombreuses, incomplètes, s'achèvent par une remarque anodine à propos du papier à lettres ; puis, sans transition, le récit reprend et nous voyons le prince sortir du parc où nous ne savions pas qu'il était entré :

    Il y avait beaucoup, oui, beaucoup de délire semblable dans ces lettres. L'une d'elles, la deuxième occupait deux feuillets de papier à lettres de grand format, couverts d'une écriture fine.
    Le prince sortit enfin du parc obscur, où il avait longuement erré, comme la veille. La nuit claire, transparente, lui parut encore plus claire qu'à l'habitude. "Il est vraiment si tôt ?" se dit-il. (Il avait oublié de prendre sa montre.) Quelque part, il crut entendre une musique éloignée (...).

    Plus loin, alors que le prince revient sur ses pas, "la même femme" (que dans son rêve) lui apparaît, sortant du parc (le parc obscur, dans la nuit claire, est comme les lignes serrées sur les grandes pages du papier à lettres). Le nom de "cette femme" n'est pas prononcé, de même qu'il n'est plus écrit, depuis de nombreuses pages, dans le roman.

    (Dostoïevski, L'Idiot - trad. A. Markowicz).

     

     

  • Haydn

    Concert, salle Pleyel.

    (On ne s'ennuie pas dans les Saisons de Haydn: le coq chante, le rouet tourne, les lièvres détalent. Les paroles et l'orchestre jouent aux devinettes sans cependant poser de questions... puisque la réponse du livret précède souvent l'énigme que les instruments représentent ; la musique peut tout figurer : bêtes et gens, vents et météores et jusqu'à la musique elle-même (quand, à l'hiver, les paysans se mettent à danser). J'ai un faible pour l'été : la torpeur chantée par le ténor et, avant l'aube, les lourds battements d'ailes des oiseaux de nuit qui "refuient vers les régions de l'obscurité.")