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Mes bouquins refermés - Page 37

  • Joueurs de violon

    « Le joueur de violon Solomons, qui donnait des leçons au roi d'Angleterre George III, disait un jour à son illustre écolier : "Les joueurs de violon peuvent se diviser en trois classes. A la première appartiennent ceux qui ne savent pas jouer du tout ; à la seconde, ceux qui jouent mal ; et à la troisième ceux qui jouent bien. Votre Majesté s'est déjà élevée jusqu'à la seconde classe."  »

    (Heine, De l'Allemagne.)

  • Lessive

    Paysage avec l'archange Raphaël et Tobie de Claude Lorrain, dans l'expostion "Nature et Idéal", au Grand Palais.

    ("La mélancolique lessive d'or du couchant" va-t-elle emporter le monde ? Le paysage d'estuaire se défait doublement dans le soir, l'obscurité effacera la terre comme la mer absorbe le fleuve. Les montagnes au loin seront balayés ainsi que les nuages, de même couleur. Mais, avant la nuit, l'ange indique à Tobie, enfoui dans les entrailles du poisson, le remède à la cécité de son père, comme la formule d'une aube miraculeuse et future.)

  • Pierre de Cortone

    Paysages de Pierre de Cortone dans l'exposition "Nature et Idéal", au Grand Palais ; également à Rome, galleria Barberini, la Vue de la villa Sachetti à Castel Fusano.

    (C'est ici vraiment que

      la vie afflue et s'agite sans cesse,
    Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer

    Ici on voit le frémissement élémentaire ; comme la branche dans le lit du vent, ou les herbes d'eau prises dans un courant, les êtres sont empreints par un souffle essentiel. La même impulsion fait que l'oiseau prend son vol et que les nuages s'assemblent au-dessus des monts, que la paysanne se retourne, que la baigneuse se détourne. Les voyageurs sont en marche. La brise favorable gonfle la voile, le fleuve roule dans la contrée, les fenêtres sont ouvertes dans les maisons que l'air traverse de part en part. La terre est fertile, giboyeuse et habitée.)

  • Saint Jean à Patmos

    Saint Jean à Patmos de Poussin dans l'exposition "Nature et Idéal", au Grand Palais.

    (Je ne peux voir, au plan intermédiaire, cet obélisque et ce temple vu de côté sans songer à un paysage réel : le profil de la Trinité des Monts et, devant lui, l'obélisque qui domine la place d'Espagne tels qu'ils apparaissent au débouché de la via Sistina et de la via Gregoriana, à Rome. Au-delà, en contrebas, à gauche s'étend la ville baroque et le Tibre et, sur l'autre rive, le mur circulaire du château Saint-Ange que le tableau représente explicitement. Le côteau où le prophète est assis est alors le rebord du Pincio ; la colline est rendue à la nature et jonchée de ruines. Rome au loin est travestie à l'antique. Le prophète, indifférent au paysage, ignore la glaise à modeler et les blocs prêts à être assemblés qui l'entourent. Il confie sa vision au papier ; et autour de lui, semblablement, le peintre ordonne le monde selon la métamorphose. )

  • Le Journal

    Désespérant de faire accepter ses manuscrits par les libraires, Lucien se tourne vers les journalistes.

    En proie aux émotions du pressentiment écouté, combattu, qu’aiment tant les hommes d’imagination, il arriva rue Saint-Fiacre auprès du boulevard Montmartre, devant la maison où se trouvaient les bureaux du petit journal et dont l’aspect lui fit éprouver les palpitations du jeune homme entrant dans un mauvais lieu.

    Dans les bureaux du journal il est confronté à un "manchot invalide" puis au "cerbère du journal",  un ancien officier de l’Empire. Sur une porte, une pancarte avec ces mots : "Bureau de Rédaction, et au-dessous : Le public n’entre pas ici."

    — Je viens pour parler au rédacteur en chef.
    — Il n’y a jamais personne ici avant quatre heures.

    Lucien sort se promener, revient à quatre heures. En l’absence du cerbère, il décide de pousser la porte interdite. Il trouve une  pièce déserte : une table ronde, quelques chaises, des papiers éparpillés : "quelques articles d’une écriture illisible", des caricatures ; l’une d’elle "sembla très impudique à Lucien, mais elle le fit rire".

    Cinq heures sonnent. Le vieil officier a réapparu.

    — Monsieur, je suis là depuis une heure, dit le poète d’un air assez fâché.
    — Ils ne sont pas venus, dit le vétéran napoléonien en manifestant un émoi par politesse. Ca ne m’étonne pas. Voici quelque temps que je ne les vois plus. Nous sommes au milieu du mois, voyez-vous. Ces lapins-là ne viennent que quand on paye, entre les 29 et les 30.
    (…)
    — Où se fait donc le journal ? dit Lucien en se parlant à lui-même.
    — Le journal ? dit l’employé (…) Le journal, monsieur, se fait dans la rue, chez les auteurs, à l’imprimerie, entre onze heures et minuit.
    (…)
    — Je viens pour être rédacteur (…)
    — Bien dit, mon petit pékin, reprit l’officier en frappant sur le ventre de Lucien ; mais dans quelle classe de rédacteurs voulez-vous entrer ? répliqua le soudard en passant sur le ventre de Lucien et descendant l’escalier. (…) Or donc, mon petit, nous avons différents corps dans les rédacteurs : il y a le rédacteur qui rédige et qui a sa solde, le rédacteur qui rédige et qui n’a rien, ce que nous appelons un volontaire ; enfin le rédacteur qui ne rédige rien et qui n’est pas le plus bête, il ne fait pas de fautes celui-là, il se donne les gants d’être un homme d’esprit, il appartient au journal, il nous paye à dîner, il flâne dans les théâtres, il entretient une actrice, il est très-heureux. Que voulez-vous être ?

    (Tout ceci est une blague, bien sûr, mais ce sont déjà les démêlés de Joseph K. avec le tribunal ou de l’arpenteur K avec l'administration du Château.)

  • A Paris

    Quelques phrases au style indirect libre au début de la deuxième partie des Illusions perdues. (Madame de Laborde et Lucien arrivent à Paris, expulsés en quelque sorte d’Angoulême par la déflagration de leurs amours. Monsieur du Châtelet, autre soupirant, malheureux, de Madame de Laborde, les y suit de peu).

    Après le dîner, Châtelet conduisit ses deux convives au Vaudeville. Lucien éprouvait un secret mécontentement à l'aspect de du Châtelet, il maudissait le hasard qui l'avait conduit à Paris. Le Directeur des Contributions mit le sujet de son voyage sur le compte de son ambition : il espérait être nommé Secrétaire-Général d'une Administration, et entrer au Conseil-d'État comme Maître des Requêtes ; il venait demander raison des promesses qui lui avaient été faites, car un homme comme lui ne pouvait pas rester Directeur des Contributions ; il aimait mieux ne rien être, devenir Député, rentrer dans la diplomatie. Il se grandissait, Lucien reconnaissait vaguement dans ce vieux beau la supériorité de l'homme du monde au fait de la vie parisienne ; il était surtout honteux de lui devoir ses jouissances.

    Le bref passage au style indirect libre pourrait avoir été écrit par Flaubert. Et les scènes de cette arrivée à Paris annoncent l’Education sentimentale. Lucien tombe de la haute et précaire position conquise à Angoulême. L’acide parisien dissout l’engouement de madame de Laborde. Lucien cesse d’être le protagoniste agissant pour devenir un premier Frédéric Moreau, spectateur de la vie parisienne. Il arpente la terrasse des Feuillants en examinant les costumes des élégants, il regarde passer les belles voitures sur les Champs-Élysées. Les bornes de l’univers ont reculé, le monde d’Angoulême se rapetisse et se déprécie (les fortunes arrachées à l’économie provinciale payent ici à peine un habit à la mode et un dîner chez Véry). Lucien se découvre marginal et seul.

  • penser éternellement dans un calme assuré

    Je souffre de grands dommages dans les soins matériels ; mon fleuve se perd dans les sables. Je n'ai presque pas de réserves dans cette immense usurpation de la subsistance journalière sur le temps de la pensée, et je prévois que dans ma vie il me faudra toujours jeter de cette divine proie à la cruelle nécessité. Je me dis bien que le moment viendra où nous commencerons à penser éternellement dans un calme assuré ; mais d'ici là, peiner, se consumer en soins au profit d'une dépouille future, ôter beaucoup à l'esprit pour acheter une place parmi des hommes, hélas !  bien ménagés si je les dis mes étrangers, d'une certaine activité insupportable et d'un niveau désolant : tout cela, c'est une bien grande agonie de l'âme et qui renverse étrangement le sens de ce mot de vie.

    (Guérin, le Cahier vert).