Nous avons passé en nous promenant devant un petit hôtel situé sur les bords du Rhône, près de la barrière par laquelle on sort pour aller à Genève.
- Ah ! c'est la maison de la pauvre Mme Girer de Loche, a dit un de ces messieurs.
Mme de Loche est une jeune et belle lyonnaise qui, après quelques années d'un veuvage sans reproche, alla séjourner un automne au château d'Uriage près de Grenoble. A son retour, elle quitta l'hôtel particulier qu'elle habitait alors et vint s'installer dans cette maison dont elle occupa le premier étage. Un jeune homme de Grenoble, appelé par ses affaires à Lyon, loua le second. Très dévots l'un et l'autre, les deux voisins ne se fréquentaient guère ; le jeune homme rendait visite une fois l'an à sa voisine. Il (avait pris) le goût de la pêche et pêchait dans le Rhône sous les fenêtres de la maison qu'il habitait.
On se mit toutefois à parler de cette maison jusque là sans histoire lorsque, après cinq ou six ans, on apprit que Mme de Loche envoyait des lettres à son voisin. Sa santé s'était détériorée ; le jeune homme, de son côté, avait changé ses habitudes rangées et rentrait de plus en plus tard. Il finit par quitter la ville et retourner à Grenoble où il fit un riche mariage.
La maladie de Mme de Loche s'aggravait. Elle se fit conseiller l'air du Midi ; et s'embarqua sur le bateau à vapeur. Elle s'installa à La Ciotat ; mais un matin on la retrouva morte dans sa chambre, asphyxiée. Elle avait brûlé son passeport et démarqué son linge.
Les efforts de Mme de Loche pour garder son secret furent vains. On se souvint que, peu avant son départ, elle avait fait appel à des ouvriers, étrangers à la ville. Ils furent interrogés et révélèrent que leur tâche avait été de détruire un escalier qui mettait secrètement en communication l'appartement de Mme de Loche avec l'étage du dessus. On comprit alors quels travaux avait fait réaliser le jeune homme de Grenoble après son installation, cinq ans auparavant. Pendant des années, les deux voisins avaient vécu clandestinement comme mari et femme, dans leurs intérieurs réunis.
(En lisant ce petit roman des Mémoires d'un touriste, je rêve que cet escalier, si opportunément construit et supprimé, n'a jamais existé, qu'il n'est que le signe de l'imagination du touriste, en promenade sur les quais du Rhône.)