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  • L'embellie tardive

    S'il y a une constante dans la manière que j'ai de réagir aux accidents de l'ombre et de la lumière qui se distribuent avec caprice tout au long de l'écoulement d'une journée, c'est bien le sentiment de joie et de chaleur, et, davantage encore peut-être, de promesse confuse d'une autre joie encore à venir, qui ne se sépare jamais pour moi de ce que j'appelle, ne trouvant pas d'expression meilleure, l'embellie tardive − l'embellie, par exemple, des longues journées de pluie qui laissent filtrer dans le soir avancé, sous le couvercle enfin soulevé des nuages, un rayon jaune qui semble miraculeux de limpidité — l'embellie mouillée et nordique de certains ciels de Ruysdaël — l'embellie crépusculaire au ras de l'horizon, plus lumineuse, plus chaude, que je peux revoir quelquefois au Louvre dans un petit tableau de Titien qui me captive : La Vierge au lapin.

    (Julien Gracq, Les Eaux étroites)

  • Arches

    « Mais ces frayeurs ne s'arrêtent pas là, j'en ai bien d'autres. Par exemple, j'ai la phobie des arcs — les arcs de triomphe, bien sûr, mais surtout certaines arches anciennes que l'on rencontre dans les rues des vieux quartiers. Ce ne sont pas, d'ailleurs, à proprement parler les arches, mais l'espace aérien qu'elles déterminent... J'ai le souvenir d'avoir éprouvé une étrange terreur en découvrant, au bout d'une rue déserte de je ne sais quelle capitale, une petite voûte, ou plutôt un porche donnant sur l'infini. C'était une rue montante qui, par delà le monument commençait indubitablement à descendre. Aussi, du bas de la rue, la vue de cette arche débouchait en plein horizon. Je dois avouer que je restai quelques minutes pétrifié par ce phénomène. »

    (Mário de Sá-Carneiro, La Confession de Lúcio, trad. D. Touati)

  • Fumées

    (...)

    Notre passé comme l'emmêlement des fumées d'une succession d'incendies sans durée,
    nous comme un feu bref et une plus longue fumée – avec devant nous de l'air, mais de moins en moins d'air, et le feu de moins en moins vif.
    Fragments dont se fait mon imperceptible sillage dans l'immense et dans l'inconnu ; bûchers et jardins, murs de jardins, parfums de pivoines et d'iris, promenades apeurées sur de minces remparts et des tours, rares scènes de dispute entrevues ou imaginées comme dans un théâtre affreux, vieilles dames recluses dans l'ombre qui agrandit encore les hautes chambres, tristesse des jours d'école, figures de "maîtresses" colériques comme de grands coqs, lieux mystérieux et attirants comme l'arsenal, la scierie, telle petite maison perdue à l'orée d'un bois ; les écluses, les filatures, la prison surplombant la rivière. La tristesse, aussi, des montagnes glacées, la beauté du bruit du torrent qui coule en contrebas du grand parc plein de fougères et de champignons.

    (...)

    (Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d'ombre)

     

  • Recette

    – Dans la ville de Jindrichuv Hradec, reprit Chvéik, il y avait dans le temps un charcutier du nom de Joseph Linek et il avait deux boîtes sur une étagère. Dans l'une, un mélange d'épices qu'il mettait dans le boudin et les andouillettes, dans l'autre de la poudre contre les insectes, car le charcutier avait appris que plus d'une fois ses clients avaient croqué des punaises ou des cafards dans ses saucisses. Il disait toujours que pour ce qui est des punaises, elles ont le goût épicé des amandes amères qu'on met dans les gâteaux, mais dans la charcuterie les cafards, eux, puent comme de vieilles bibles moisies. C'est pourquoi il veillait à la propreté de son atelier et mettait partout de la poudre contre les insectes. Un beau jour, il faisait le boudin et avait un rhume. Il a attrapé la boîte avec la poudre contre les insectes et l'a versée dans la farce du boudin. Depuis ce temps-là, les gens de Jindrichuv Hradec n'allaient plus que chez Linek pour acheter du boudin. Et lui, il était malin, il a fini par comprendre que c'était rapport à la poudre contre les insectes et il s'est mis à commander contre remboursement des caisses entières de poudre, ayant préalablement demandé à la firme qui la lui vendait de marquer sur les caisses "Épices des Indes". 

    (Jaroslav Hašek, Dernières Aventures du brave soldat Chvéik, trad. C. Ancelot).

  • Les grues émigrantes

    C’est alors qu’on entend la nuit, dans les campagnes, ce bruit sec et saccadé de trois coups frappés rapidement. Puis, un silence se fait ; c’est le mouvement du bras qui retire la poignée de chanvre pour la broyer sur une autre partie de sa longueur. Et les trois coups recommencent ; c’est l’autre bras qui agit sur le levier, et toujours ainsi jusqu’à ce que la lune soit voilée par les premières lueurs de l’aube. Comme ce travail ne dure que quelques jours dans l’année, les chiens ne s’y habituent pas et poussent des hurlements plaintifs vers tous les points de l’horizon.

    C’est le temps des bruits insolites et mystérieux dans la campagne. Les grues émigrantes passent dans des régions où, en plein jour, l’œil les distingue à peine. La nuit, on les entend seulement ; et ces voix rauques et gémissantes, perdues dans les nuages, semblent l’appel et l’adieu d’âmes tourmentées qui s’efforcent de trouver le chemin du ciel, et qu’une invincible fatalité force à planer non loin de la terre, autour de la demeure des hommes ; car ces oiseaux voyageurs ont d’étranges incertitudes et de mystérieuses anxiétés dans le cours de leur traversée aérienne. 

    (...) Il y a d’autres bruits encore qui sont propres à ce moment de l’année, et qui se passent principalement dans les vergers. La cueille des fruits n’est pas encore faite, et mille crépitations inusitées font ressembler les arbres à des êtres animés. Une branche grince, en se courbant, sous un poids arrivé tout à coup à son dernier degré de développement ; ou bien, une pomme se détache et tombe à vos pieds avec un son mat sur la terre humide. Alors vous entendez fuir, en frôlant les branches et les herbes, un être que vous ne voyez pas : c’est le chien du paysan (...).

    (George Sand, la Mare au diable)

  • Hamlet blond

    — D'abord, Hamlet est blond, répondit Wilhelm.
    — Voilà ce qui s'appelle chercher loin, remarqua Aurélie. D'où tirez-vous cette conclusion ?
    — En sa qualité de Danois, d'homme du Nord, il est blond de race et a les yeux bleus.
    — Croyez-vous qu Shakespeare y ait songé ?
    — Je n'en trouve aucune indication expresse, mais en rapprochant certains passages, cela me paraît indiscutable. Le duel le fatigue, la sueur coule sur son visage, et la reine dit : "Il est gros, laissez-le reprendre haleine." Peut-on dès lors se le représenter autrement que blond et corpulent ? Car il est rare que les bruns soient ainsi dans leur jeunesse. Sa mélancolie vacillante, sa molle tristesse, son indécision affairée ne conviennent-elles pas mieux à un physique de ce genre, plutôt qu'à un jeune homme svelte à la chevelure noire et bouclée, de qui l'on attendrait plus de décision et de promptitude ?

    (Goethe, les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister, trad. B. Briod)