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  • Les escaliers dressés

    Nous, derrière les remparts, mal assurés,
    sur les escaliers dressés par la hauteur,
    pour regarder le monde étalé sur l'autre pente,
    notre pouvoir au soleil chaleureux, pour nous réjouir
    d'une cité apparue dans ses feuillages.

    .....
    Le ciel est clair et les dômes, de proche en proche,
    tiennent en ordre les quartiers.

     

    (André Frénaud, La Sorcière de Rome)

  • Il manque une phrase

    Manquait une phrase : je partis à sa recherche, insoucieux du reste du troupeau. Dès lors, je parcourais ces lignes, montant et descendant, galopant de page en page, gravissant ou dévalant les pentes sous l'averse, escaladant des sommets ; une improbable éclaircie me précédait, qui disparaissait au moment où je comptais l'atteindre. Je franchissais l'étendue, j'allais d'une extrémité jusqu'à l'autre, je m'élançais du début vers la fin, comme s'il fallait porter là-bas un avis et, revenant, rapporter la réponse qui ne pouvait attendre, mais parvenue au point de départ ne donnait pas satisfaction, nécessitait un nouveau voyage, une nouvelle question, seconde, troisième, quatrième, cinquième, n-ième, dans un sens puis à rebours, à l'endroit, à l’envers. Le dialogue continuait, ne savait s’arrêter, et ma navette restait sans objet : car je n'étais assurément chargé d'aucune message. Je n'avais rien à dire ;  d'ailleurs, dans ces solitudes, à qui aurais-je pu le dire, ce rien ? Ma besace brinquebalait, légère, et ma cervelle était désencombrée d'aucune commission. J'allais et venais sur la triste lande courant d’un bord à l’autre comme un rayon captif entre deux miroirs, comme un nageur touchant aux bornes seulement pour faire le ricochet et jaillir à nouveau. Entre deux rebonds, je filais, je fixais la route sous le ventre de ma monture ; j'étais trop loin d'elles pour m'intéresser longtemps aux lueurs fugitives qui brillaient en avant, à distance. La voie s'étendait ininterrompue, sans une brèche, sans une lacune ; et elle devenait plus longue à chaque trajet ; oui, elle s’augmentait par l’effet de mon passage, elle s’étirait, s'additionnait de détours, d’interpolations, de digressions. On voit dans la montagne, au bord des sentiers, des amas de cailloux que les voyageurs, l'un après l'autre, ont monté en y jetant une pierre, jusqu'à ce que le tas finisse par crouler. Ma route, elle, grandissait par le milieu et j'étais seul à la faire. L'addition se glissait sous le pas comme un tapis roulant qui sort par une fente. Jetant un œil en arrière, je trouvais qu'un morceau de ma foulée s'était intercalé dans la piste : avalé, ingéré, incorporé, il la prolongeait sans la tordre, s'amalgamant au pavé ni dur ni élastique ; et le rajout n'apparaissait pas plus neuf, pas moins usé que le reste de la chaussée, il était frappé de la même marque monotone : de ces vingt-six, vingt-huit ou trente motifs qui s'arrangent en guirlande. Les mots s'accrochaient les uns aux autres et formaient une file ; une lointaine impulsion là-bas inconnue venait faire vibrer le dernier maillon. Ainsi, l'espace croissait ; cependant la traversée ne semblait pas plus longue, peut-être accélérais-je sans cesse. Quand je relevais la tête, je sentais le souffle rapide du mouvement qui m'emportait. Mais, quand je me baissais sur la selle, me cramponnant pour ne pas tomber, le temps au contraire ralentissait et allait s'annulant presque au ras du sol ; alors, je pouvais poser la main par terre pour palper les jointures du texte. Ce que je cherchais était invisible et absent mais j'imaginais qu'il pouvait apparaître en creux, dans le minuscule relief de l'écriture ; je tâtais et murmurais : ce qui échappait au pouvoir des yeux se révélerait à la pulpe des doigts ou à la délicatesse du chuchotement. Le travail requérait une patience extrême. Pourtant l'ongle ne trouvait pas la commissure où se glisser pour ouvrir l'intervalle, comme on fait sauter un couvercle. Écartant les deux tronçons, j'aurais alors vu le vide derrière et sa pure lumière, infinie. Redressé, j'embrassais d'un regard toute l'étendue. Le paysage lui-aussi se développait au fur et à mesure des mes voyages circulaires. Les médiocres éminences s'échelonnaient vers l'horizon. Elles se cachaient les unes derrière les autres si bien que la contrée tout en prenant de l'ampleur gardait toujours à peu près le même visage. Je voyais au loin des éclats se poursuivre l'un l'autre et disparaître à l'approche ; je contemplais la forme des collines, l'angle des ravins et leurs intersections : un point de vue plus élevé aurait peut-être permis d'y déceler un alphabet supérieur dont le colossal agencement épellerait un autre texte. Inutile pensée : aucune hauteur ne se hissait franchement au-dessus des autres. Il n'y avait pas de panorama d'ensemble... Je me consolais en pensant que les formules que j'y trouverais ne seraient pas différentes de celles que j'avais déjà et que je n'y déchiffrerais pas celle que je cherchais. Penché à nouveau, la tête en bas, je ne distinguais pas à trois pas, hormis l'immuable et morne nuée. Lisant, relisant, je haletais, cherchant toujours, scrutant mais trop vite tous ces mots qui forment une chaîne, je ne savais pas, je voyais le chemin sorti de moi, je m’entendais moi-même dans l’écho de la cavalcade ; et, écrivant, je marmonnais : Il manque une phrase ! Il manque une phrase !

  • Incise ou éloge de Virgile

    (En note)

    La sixième églogue nous paraît pleine du sentiment que Virgile a de la puissance de la poésie et qui ne se sépare pas, chez lui, du sentiment de sa propre puissance (sentiment justifié, car la sixième églogue est un des plus beaux poèmes de toutes les littératures) ; la chanson de Silène ébranle l'univers et cette chanson, Apollon lui-même l'a chantée...

    (Paul Veyne, "L'histoire agraire et la biographie de Virgile dans les Bucoliques I et IX", in La Société romaine.)

  • Miroirs

    Chardin, Raisins et Grenades au musée du Louvre.

    (Comme souvent, dans les natures mortes de Chardin, les êtres et les objets vont par paires. Les deux verres, ou les deux fruits,  se côtoient comme s'ils étaient l'un le reflet et l'autre la chose reflétée, posée tout contre la vitre du miroir. Ce miroir imaginaire a été escamoté par la représentation mais il a laissé, dans l'espace uniforme,  un agencement propice aux métamorphoses ; il retarde ou il avance : enlevant du rouge ici, en ajoutant là, il vide le verre de vin et fait mûrir symétriquement la grenade jusqu'à ce qu'elle s'ouvre et laisse voir la chair.

    Le reflet est l'un des modes de l'atmosphère englobante qui tient toute l'étendue du tableau et réalise l'unité de ses parties. Ici le miroir est fictif, ailleurs il est matériel, comme dans le Gobelet d'argent. Le Rouge est aussi par excellence cela qui se reflète : une pomme se dédouble dans la paroi concave du gobelet. Sa forme s'altère dans la courbure du métal. A l'autre bord, la surface du bol devrait être opaque ; mais de la rencontre ressort la couleur rouge imprégnée à l'argile.)