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  • Webernismes

    C'est que les compositions d'Auersberger ne sont nullement ignorées, pensais-je maintenant dans le fauteuil à oreilles, le successeur de Webern, Auersberger, n'est nullement méconnu, pensais-je, c'est au contraire à tout moment que l'on chante, souffle, pince quelque chose de lui (il est là pour y veiller !), à tout moment que l'on bat ou gratte quelque chose de lui, tantôt à Bâle, tantôt à Zurich, tantôt à Londres, tantôt à Klagenfurt (il est là pour y veiller !), ici un duo, là un trio, ici un choral de quatre minutes, là un opéra de douze minutes, là-bas une cantate de de trois minutes, ici un opéra de quelques secondes, là un lied d'une minute, ici une aria de deux, là de quatre minutes ; tantôt il s'est assuré les soins d'interprètes anglais, tantôt français, tantôt italiens, tantôt c'est un violoniste polonais qui le joue, tantôt c'est un portugais, tantôt la clarinettiste est chilienne, tantôt elle est italienne. A peine a-t-il débarqué dans une ville qu'il pense déjà à la suivante, comme je le pense, notre infatigable successeur de Webern, notre grand voyageur et trotte-menu Auersberger, notre infatigable copieur de Webern et de Grafen, notre écrivailleur de musique snob et chic venu de Styrie. Tout comme Bruckner est insupportablement monumental, Webern est insupportablement chétif, mais encore cent fois plus chétif que le chétif Anton von Webern, tel est notre Auersberger (...)

    (Bernhard, Des Arbres à abattre, trad. B Kreiss) 

     

    (PS : quelqu'un sait-il qui est le mystérieux Grafen ?)

  • La gazette du temps de Caligula

    Le golfe de Baja et sa colline en demi-amphithéâtre, si renommée chez les Romains pour être le plus voluptueux endroit de l’Italie, est comme ces vieilles beautés qui, sur un visage tout ruiné, laissent encore deviner, à travers leurs rides, les traces de leurs plus anciens agréments ; ce n’est plus qu’une colline pleine de bois et de masures, qui se mirent dans une mer toujours claire et calme. (…)

    A bon compte, il était nuit noire quand nous quittâmes notre chaloupe à Pozzuoli, et montâmes dans nos chaises pour retourner à Naples, fatigués et recrus si on le fut jamais ; d’ailleurs extrêmement satisfaits de notre journée. Cependant, pour ne pas faire le charlatan avec vous, je dois vous avouer que tous les grands plaisirs que j’avais goûtés étaient beaucoup plus en idée qu’en réalité ; une bonne partie des articles mentionnés dans cette mienne fidèle relation seraient un peu plats pour quelqu’un qui ne lirait pas la gazette du temps de Caligula ; mais aussi ils sont délicieux par réminiscence, et tirent un agrément infini des gens qui n’y sont plus.

    (Le président de Brosses, Lettres familières écrites d'Italie)

  • Navires

    Une histoire intéressante, de James Tissot au musée de Melbourne.

    (Le Tissot est présenté dans une salle qui reproduit l'accrochage serré des galeries d'autrefois, où les oeuvres sont placées les unes contre les autres sur plusieurs rangs jusqu'au plafond, utilisant au mieux tout l'espace disponible, perdant en lisibilité ce qu'elles gagnent en profusion. Le petit tableau arrête cependant le regard. Est-ce à cause de son sujet ? Un homme, qui porte l'habit rouge du militaire anglais, est largement penché sur une carte étalée devant lui ; assises à la même table, deux femmes très apprêtées et très coiffées s'ennuient, s'impatientent ou rient en silence et prêtent fort peu d'attention au point géographique que désigne leur commensal. J'ignore si la scène correspond à une anecdote déterminée mais elle rappelle vaguement Tristram Shandy et les démêlés de l'oncle Toby avec la veuve Wadman. Comme on sait, quand celle-ci demande à celui-là l'endroit exact où il a été blessé au siège de Namur, l'ancien officier feint de ne pas comprendre et, sans spécifier les organes qui ont pu alors être endommagés, au bas-ventre (d'où les inquiétudes de la veuve qui songe au remariage), fait apporter un plan de la ville et de ses fortifications afin d'indiquer avec précision le lieu où il reçut le malheureux coup. Mais il y a deux femmes ici, et non pas une... Les figures ont les défauts des personnages des scènes de genre : elles font davantage penser à des acteurs en costume employés à la réalisation d'un tableau vivant qu'à des êtres réels. Le peintre a habilement construit l'aire où s'inscrit la scène, qu'il ménage entre le coude relevé du militaire et le renflement du bow-window. Mais la fascination naît véritablement à l'arrière-plan, de la cloison amplement vitrée et du paysage qui s'étend au-delà : on voit le bassin d'un port où sont ancrés de hauts voiliers avec au fond le quai opposé, bordé de maisons. Il y a une étrange équivalence entre la paroi transparente et ce qu'on devine derrière : entre la croix des mâts et les croisées des fenêtres, entre les voiles resserrées contre les vergues et les stores relevés. Qu'on le veuille ou non, l'analogie formelle finit par contaminer insidieusement la pièce, en-deçà, à travers le cristal lumineux de l'espace : les deux femmes suggèrent deux grands navires sous les voiles, dédaigneux de l'eau étale qui les porte, et le militaire la flamme rouge qui flotte à l'artimon. Ou bien, d'une autre façon, le procédé qui fait correspondre par le jeu des analogies le paysage à l'arrière-plan et la paroi interposée est également à l'oeuvre dans la scène d'intérieur : ici le noir et blanc des toilettes concorde avec les couleurs identiques de la carte. L'homme pointe un doigt sur le papier ; sans la substitution, il porterait la main sur l'une ou l'autre de ses compagnes : de même le peintre avec son pinceau a campé ses modèles. Qu'une surface plane résonne avec un espace ou un volume et voilà que le tableau devient une allégorie de la peinture. )