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  • Jules II au siège de La Mirandola

    L’année 1510 se conclut sur cet état de choses. Mais au début de l’année nouvelle se produisit une chose inattendue, digne de rester dans les mémoires et jamais vue dans tous les siècles passés. En effet, comme il semblait au pape que le siège de la Mirandola traînait en longueur et qu’il attribuait en partie à l’impéritie des capitaines et en partie à leur déloyauté, en particulier à celle de son neveu, ce qui, en fait, découlait davantage de multiples difficultés, il décida de hâter les choses par sa présence : il faisait passer son impétuosité et l’ardeur de sa nature avant toute autre considération et n’était pas davantage retenu par la majesté de sa charge qui rendait si indigne qu’un pontife romain allât en personne aux armées pour attaquer des villes tenues par des chrétiens (…)

    Il partit de Bologne le deuxième jour de janvier, accompagné par trois cardinaux ; arrivé au camp, il logea dans la petite maison d’un paysan, exposée au feu de l’artillerie ennemie, car elle n’était pas à plus de deux arbalétrées des remparts de la Mirandola. Là prenant de la peinte et mettant à l’épreuve son corps aussi bien que son esprit et son autorité, il était sans cesse à cheval et parcourrait le camp en tout sens, pressant ses soldats de finir d’installer l’artillerie (…)

    (…) le pape, pendant qu’on pourvoyait à cela, alla à Concordia (…) Il resta à Concordia peu de jours, car la même ardeur et la même impatience le ramenèrent vers l’armée, ardeur que ne refroidit point en chemin la neige très abondante qui tombait pourtant du ciel, ni le froid rigoureux que les soldats pouvaient à peine supporter ; logé dans une petite église proche de ses batteries et plus près des remparts que son précédent logis (…) C’était certainement chose remarquable et très nouvelle aux yeux des hommes que de voir le roi de France, prince séculier, encore jeune, et d’une constitution alors très robuste, élevé depuis son plus jeune âge dans le métier des armes, se reposer en ses appartements et laisser à ses capitaines le soin de conduire une guerre qui était, avant tout, dirigée contre lui. Tandis qu’en face, on pouvait voir le souverain pontife, vicaire du Christ sur la terre, vieux, malade, élevé au milieu des plaisirs et des commodités, se rendre à cette guerre contre des chrétiens, qu’il avait lui-même provoquée, et mener lui-même le siège d’une ville obscure : là, s’exposant, tel le capitaine d’une armée, aux peines et aux dangers, il ne gardait que l’habit et le nom de pape. (…)

    (…) le pape ne négligeait rien pour obtenir la victoire, et il brûlait d’une fureur d’autant plus grande qu’un coup de canon, tiré par les assiégés, avait tué deux de ses soldats dans sa propre cuisine. Ayant quitté ce logis, à cause du danger, il y retourna le lendemain, poussé par sa nature indomptable ; (…)

    (Enfin la place capitule, et le pape) s’étant fait hisser sur les remparts, parce que les portes étaient effondrées, (…) descendit dans la ville.

    (Guichardin, Histoire d'Italie - trad. JP Sbriglio).

  • La Grande Terrasse

    La terrasse longe le  fleuve bien au-dessus de lui. Enfoui sous les arbres, il n’apparaît que par lambeaux, en contrebas, et vers l’aval : c’est là-bas une pièce d’eau bleue en avant des arches des ponts de Maisons. La terrasse est un quai idéal, enlevé dans les airs, hissé au-dessus de la masse des arbres et confronté au ciel. Et le ciel ici, au lieu d’un espace sans amont ni estuaire, sera le reflet du fleuve et s’écoulera, comme le temps, commensurable à notre promenade.

  • Tristan et les Borgia

    A présent Tristan pilotait et il faisait beau temps. Et du fait que la chaleur était oppressante, il eut très soif et demanda alors du vin à boire. Un des pages de Tristan bondit aussitôt et remplit une coupe au tonnelet que la reine avait placé sous la garde de Brangien. Lorsque Tristan eut pris la coupe, il en but la moitié et donna à boire à la jeune fille ce qui resta dans la coupe.
    Ils furent tous deux abusés par le breuvage qu'ils avaient bu parce que le garçon en avait pris par erreur ; celui-ci fut la cause d'une vie remplie de peines, de souffrances et de longs tourments, ainsi que d'appétits charnels et de désirs perpétuels. Immédiatement le coeur de Tristan se porta vers Yseult, et tout son coeur à elle se porta vers lui, en un amour si violent qu'ils n'avaient aucun moyen de s'y opposer.
    (La saga de Tristan et Yseult - trad. D Lacroix et P Walter)

    Mais voilà qu'au comble de leurs plus grandes espérances (tant sont vaines et trompeuses les pensées des hommes) le pape, alors qu'il était allé dîner dans une vigne proche du Vatican pour échapper aux grandes chaleurs, est soudainement transporté au palais pontifical et donné pour mort, et qu'aussitôt après on amène et on donne pour mort son fils. (...) On a toujours cru que l'origine de cet événement était le poison ; et, selon la version la plus commune, on raconte ainsi le déroulement de l'affaire : le Valentinois [César Borgia], qui devait se rendre au même repas, avait décidé d'empoisonner Adriano, cardinal de Corneto, dans la vigne duquel ils devaient dîner (...) ; on raconte donc que le Valentinois avait envoyé à l'avance certaines fiasques de vin empoisonné et les avait fait remettre à un domestique qui n'était pas au fait de la chose, avec consigne de ne les donner à personne ; mais le pape survint par hasard à l'heure du dîner, et, accablé par la soif et les chaleurs excessives, demanda qu'on leur donnât à boire : comme les provisions pour le dîner n'étaient pas encore arrivées du palais, ce domestique, qui croyait qu'on le réservait parce que c'était du vin de très grand prix, lui donna à boire de ce vin qu'avait envoyé à l'avance le Valentinois ; celui-ci, arrivant alors que le pape buvait, se mit aussitôt à boire du même vin.
    (Guichardin, Histoire d'Italie - trad. P Abruggiati).

  • Tristan und Isolde

    Festival de Bayreuth.

    Un grand merci à Philippe[s] pour cette expérience nonpareille…

    (Quelques souvenirs de la mise en scène : Le rideau se lève sur un décor encombré de fauteuils sans couleur, qui fait davantage penser à la salle commune d’une maison de retraite qu’au salon d’un transatlantique. Sommes-nous d’ailleurs sur un navire ? Les plafonniers vont et viennent au-dessus du plateau et manifestent  peut-être les flots invisibles qui font rouler et tanguer le vaisseau. Mais plus sûrement il y a l’orchestre invisible qui vient battre les parois de la salle où nous sommes enfermés : – Magie de du théâtre et de sa conception ! De la salle, la scène apparaît sans solution de continuité par-dessus la fosse couverte ; l’orchestre n’étouffe jamais les voix. Le drame y gagne une concentration extraordinaire : bien accordée à cet opéra en particulier et la proportion formidable qu’il met en jeu, entre la simplicité de l’action et l’ampleur de la musique.

    Peu à peu la fureur d’Isolde se résout en une froide et calme détermination, proclamée avec une autorité implacable : mourir avec Tristan (un Tristan à peu près absent, convenablement calfeutré dans son imperméable). Dans le premier mouvement de la colère, Isolde a renversé les meubles, que Brangäne affolée court remettre d’aplomb ; puis, alors que Tristan approche, elle retourne à nouveau chaque fauteuil, un à un, lentement. Mais Brangäne a substitué le philtre et jeté le  poison par un hublot. Isolde attend en vain la mort : elle se prend le poignet, cherche son pouls. Puis le breuvage fait son effet ; un étrange désordre saisit les deux héros, qui se débraillent malgré les efforts faits pour les rhabiller en vue du débarquement. – Tout cela peut paraître fâcheusement sarcastique mais je ne trouve  pas que ça contredise le sens du drame : au contraire, c’est la goutte d’eau froide qui condense les  vapeurs soulevées par l’exaltation musicale, en une éternité de chaudes larmes.

    A chaque acte le décor semble descendre d’un niveau (les boiseries et hublots du premier acte surmontent la tapisserie jaune du deuxième ; au troisième acte nous serons opportunément « au troisième dessous ».)
    Au début du deuxième acte, Brangäne et Isolde se disputent les interrupteurs reliés au réseau de néons qui surplombe le plateau (c’est l’accessoire le plus spectaculaire de toute la mise en scène). Enfin Isolde l’emporte, la pénombre se fait, Tristan est là. Il n’y a pas d’étreinte mais de lentes évolutions jusqu’au climax : Isolde est assise sur une banquette, Tristan est à ses pieds, la tête sur ses genoux, et tous deux jouent avec un gant : signe plaisamment désuet d’un érotisme incontentable.
    Mais les lampes se rallument (non sans avoir au préalable dessiné un M majuscule). Marke livre son extraordinaire monologue. Isolde cependant, comme une adolescente égarée, montre timidement du doigt quelques-unes des lampes qui clignotent encore, espérant peut-être qu’elles s’éteignent à nouveau. Kurwenal rase les murs et finit par s’effondrer terrassé par la honte.

    Au dernier acte, les tubes de néon ont été remisés contre le mur ; deux ou trois continuent de brasiller par intermittence, seuls vestiges des prouesses électroluminescentes de l’acte précédent. Tristan est couché dans un lit d’hôpital qu’un boîtier de commande permet de lever ou d’abaisser. Mais plus que ces accessoires (ou le héros lui-même) c’est Kurwenal qui semble porter toute la déréliction de ce dernier acte : vieilli avant l’heure, marchant à petits pas autour de Tristan sans presque lâcher jamais la barre d’appui qui entoure sa couche. Quand Tristan finit par s’effondrer sur le devant de la scène (Isolde approche), Kurwenal égalise le matelas, lisse les draps, refait le lit (Isolde ira s’y coucher à son tour). Il tombe lui-même face à des assaillants invisibles, poings serrés, comme pour les écarter balayant le vide. )