Un grand merci à Philippe[s] pour cette expérience nonpareille…
(Quelques souvenirs de la mise en scène : Le rideau se lève sur un décor encombré de fauteuils sans couleur, qui fait davantage penser à la salle commune d’une maison de retraite qu’au salon d’un transatlantique. Sommes-nous d’ailleurs sur un navire ? Les plafonniers vont et viennent au-dessus du plateau et manifestent peut-être les flots invisibles qui font rouler et tanguer le vaisseau. Mais plus sûrement il y a l’orchestre invisible qui vient battre les parois de la salle où nous sommes enfermés : – Magie de du théâtre et de sa conception ! De la salle, la scène apparaît sans solution de continuité par-dessus la fosse couverte ; l’orchestre n’étouffe jamais les voix. Le drame y gagne une concentration extraordinaire : bien accordée à cet opéra en particulier et la proportion formidable qu’il met en jeu, entre la simplicité de l’action et l’ampleur de la musique.
Peu à peu la fureur d’Isolde se résout en une froide et calme détermination, proclamée avec une autorité implacable : mourir avec Tristan (un Tristan à peu près absent, convenablement calfeutré dans son imperméable). Dans le premier mouvement de la colère, Isolde a renversé les meubles, que Brangäne affolée court remettre d’aplomb ; puis, alors que Tristan approche, elle retourne à nouveau chaque fauteuil, un à un, lentement. Mais Brangäne a substitué le philtre et jeté le poison par un hublot. Isolde attend en vain la mort : elle se prend le poignet, cherche son pouls. Puis le breuvage fait son effet ; un étrange désordre saisit les deux héros, qui se débraillent malgré les efforts faits pour les rhabiller en vue du débarquement. – Tout cela peut paraître fâcheusement sarcastique mais je ne trouve pas que ça contredise le sens du drame : au contraire, c’est la goutte d’eau froide qui condense les vapeurs soulevées par l’exaltation musicale, en une éternité de chaudes larmes.
A chaque acte le décor semble descendre d’un niveau (les boiseries et hublots du premier acte surmontent la tapisserie jaune du deuxième ; au troisième acte nous serons opportunément « au troisième dessous ».)
Au début du deuxième acte, Brangäne et Isolde se disputent les interrupteurs reliés au réseau de néons qui surplombe le plateau (c’est l’accessoire le plus spectaculaire de toute la mise en scène). Enfin Isolde l’emporte, la pénombre se fait, Tristan est là. Il n’y a pas d’étreinte mais de lentes évolutions jusqu’au climax : Isolde est assise sur une banquette, Tristan est à ses pieds, la tête sur ses genoux, et tous deux jouent avec un gant : signe plaisamment désuet d’un érotisme incontentable.
Mais les lampes se rallument (non sans avoir au préalable dessiné un M majuscule). Marke livre son extraordinaire monologue. Isolde cependant, comme une adolescente égarée, montre timidement du doigt quelques-unes des lampes qui clignotent encore, espérant peut-être qu’elles s’éteignent à nouveau. Kurwenal rase les murs et finit par s’effondrer terrassé par la honte.
Au dernier acte, les tubes de néon ont été remisés contre le mur ; deux ou trois continuent de brasiller par intermittence, seuls vestiges des prouesses électroluminescentes de l’acte précédent. Tristan est couché dans un lit d’hôpital qu’un boîtier de commande permet de lever ou d’abaisser. Mais plus que ces accessoires (ou le héros lui-même) c’est Kurwenal qui semble porter toute la déréliction de ce dernier acte : vieilli avant l’heure, marchant à petits pas autour de Tristan sans presque lâcher jamais la barre d’appui qui entoure sa couche. Quand Tristan finit par s’effondrer sur le devant de la scène (Isolde approche), Kurwenal égalise le matelas, lisse les draps, refait le lit (Isolde ira s’y coucher à son tour). Il tombe lui-même face à des assaillants invisibles, poings serrés, comme pour les écarter balayant le vide. )