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  • "En gagnant les hauteurs"

    Au début des grandes vacances, peu de temps avant la distribution des prix, ma mère, quittant le village où elle enseignait depuis dix ans, avait été nommée au poste de Blamont. Nous ne possédions pas beaucoup de meubles : le déménagement fut vite fait. Nous quittions un village de la plaine pour un village de la montagne, et j'en étais heureux. Blamont est le dernier village d'une étroite vallée qui mène, entre des montagnes toutes recouvertes de forêts, vers le col le plus élevé de nos vieilles montagnes. Le camion de notre déménagement, où j'étais assis à côté du chauffeur, traversa les cinq villages de la vallée, longea les sapinières obscures et la petite rivière brillant sous les noisetiers. Des scieries marchaient çà et là ; je voyais au passage la scie monter et descendre, jetant son éclair d'acier dans l'ombre du hangar. A l'entrée de Blamont la route s'élève davantage ; c'est la pente du col qui commence, les maisons du village s'entassant au bas de la montagne que la route gravit en longues courbes. 

    (...Ma) chambre donnait derrière la maison, sur le jardin de l'école, puis sur les prés, dont la pente rejoignait la lisière de la forêt. (...) Assis devant la fenêtre ouverte, l'odeur de la montagne et la rumeur continuelle du vent sur les forêts venaient à moi. J'imaginais les hautes clairières, je voyais errer l'ombre des nuages sur le flanc des montagnes éclatant de soleil ; j'étais heureux et je pensais à toute sorte de choses.

    (Des jours voire des semaines plus tard ; pendant les préparatifs de la fête du village :)

    (...) je sortis par le portillon du jardin et m'en allai dans la montagne.

                                                             ***

    A mesure que je m'élevais, l'éclat du mois de juillet me semblait augmenter sur la vallée, comme si j'avais mesuré la grandeur de l'été ainsi qu'on mesure l'étendue d'un pays en gagnant les hauteurs. A l'horizon le ciel était d'un bleu presque effacé, blanchi par la chaleur, les forêts dormaient, le vent n'en tirait que de rares soupirs qui mouraient vite : les roches suspendues au flanc des ravins semblaient dormir aussi, comme des fronts tournés vers le soleil. J'apercevais le village au fond de l'entonnoir des prairies, les maisons groupées sur le tournant de la route, le cloche et la petite place ; je voyais distinctement le toit du bal, les baraques, et des vitres de voitures qui scintillaient ; ce devait être les cars qui arrivaient pour la fête, montant des autres villages de la vallée.

    (Henri Thomas, le Précepteur).

  • Le sentiment du présent

    (Ulrich répond à Diotime :)

    "Je ne sais pas moi-même. Je ne sais même pas exactement ce que j'entends par là. Nous surestimons infiniment ce qui est présent, le sentiment du présent, ce qui est là ; je veux dire la façon dont nous sommes là, vous et moi, dans cette vallée, comme si on nous avait déposés au fond d'une corbeille et que le couvercle de l'instant nous fût retombé dessus. Nous surestimons cela. Nous nous le rappellerons. Dans une année d'ici, peut-être serons-nous encore capables de décrire comment nous nous sommes trouvés là. Mais ce qui nous émeut vraiment, moi du moins (je parle prudemment, et ne cherche aucune explication ni aucun nom à cela), s'oppose toujours d'une certaine manière à cette sorte d'expérience. Le présent l'évince, et ce n'est pas ainsi que ce qui m'émeut peut devenir présent."

    (Musil, l'Homme sans qualités - trad. Jaccottet)